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Ghiles Helli

Fanatisme



Je vous préviens, mon avis n’est pas conventionnel sur ce sujet. Il est marqué par mon expérience. Dans les années 90, le fanatisme islamique et son bras armé, le djihad, ont rempli les cercueils en Algérie. Manque de bol, je suis né durant cette période-là, dans ce pays-là. Il y a bien des choses que l’âge adulte explique, et alors, de manière assez proustienne, nous revoyons des images et elles prennent une autre ampleur, une autre signification que celle que l’innocente enfance leur a donnée. Ceci étant dit, mon expérience a peut-être donné son sens à cette petite réflexion, mais à aucun moment n’a déterminé son contenu. Il est devenu assez courant qu’on admette, dans une sorte de relativisme général, qu’il y ait des vérités dans toutes les idéologies. Il semblerait que cela excuse d’aller voir exactement ce qu’elles professent. Il faudrait s’armer et se préparer intellectuellement, car un murmure monte des bas-fonds, il enivre et séduit. La restauration d’une gloire ancienne semble être son crédo… ils clament « avant, c’était mieux ». Ils aiment tellement leurs idées qu’ils en deviennent fanatiques et sont prêts à tuer.


Qu’est-ce que le fanatisme? Le Larousse définit le fanatisme comme étant un « dévouement absolu et exclusif à une cause qui pousse à l'intolérance religieuse ou politique et conduit à des actes de violence ». Dans Le Fanatisme, Michèle Ansart-Dourlen, donne une définition sommaire, à savoir : « le fanatisme désigne l’adoption par des groupes, des individus et des nations, de croyances ou d’une foi éprouvées comme des évidences, se référant à des valeurs identifiées à des vérités absolues suscitant une intolérance radicale ». Mais la grande portée de cette définition implique qu’elle n’est substantiellement rien; aucun fait particulier ne la remplit parce qu’elle inclut une myriade de mouvements presque tous contradictoires dans leurs revendications propres. Est-ce normal? Oui. Ce qu’il y a de particulier avec des vérités absolues, c’est qu’elles ne peuvent que se contredire. Et puis, à part les facteurs environnants qui poussent par magie à agir dans ce dévouement poussé jusqu’au supplice de soi et des autres, le martyr qui s’explose à Paris ou Bagdad, prouve-t-il quoi que ce soit quant à la vérité de la cause qu’il nourrit de son corps et de son « âme »? Y aurait-il peut-être une « vérité » dans le message, sans les balles qui l’accompagnent?


Friedrich Nietzsche éclaire ainsi cette contradiction dans L’Antéchrist : 


« Il est si peu vrai que des martyrs prouvent quoi que ce soit quant à la vérité d’une cause, que je suis tenté de nier qu’aucun martyr ait jamais rien eu à avoir avec la vérité. Le ton sur lequel il jette à la face du monde ce qu’il tient pour vrai exprime déjà un niveau si bas de probité intellectuelle, une telle indifférence bornée pour le problème de la vérité, qu’il n’est jamais nécessaire de réfuter un martyr. Les martyrs furent un grand malheur dans l'histoire : ils séduisirent. Déduire qu'une cause pour laquelle un homme accepte la mort doit bien avoir quelque chose pour elle — cette logique fut un frein inouï pour l'examen, l'esprit critique, la prudence intellectuelle. Les martyrs ont porté atteinte à la vérité. »


Quel que soit le principe selon lequel nous envisageons le problème de « vérité » — rationnel, empirique, existentiel ou pragmatique — une combinaison, au sens des Anciens ou des Modernes, n’en reste pas moins que le manque de probité du martyr le pousse en dehors de la sphère de la pensée. Il apparait déjà que la technique adoptée constitue une tare prouvant l’invalidité de la « vérité » du message sanctifié par le sang. Penser ou tuer, il faut choisir.


Ils ont choisi. Ils brûlent ce monde et ses êtres au nom d’une vérité écrite, détruisent ce qui est senti et palpable. En échangeant le « réel » pour une image idéale, fixe et lointaine, ils répudient la vie et épousent une chimère. Il y a là un sentiment de « hâte » à rejoindre une beauté éternelle faite d’air pur et d’eau fraiche, une soif de canonisation, une précipitation à connaitre une gloire sans fin dans le panthéon des « choisis », de ceux qui n’ont pas eu peur de mourir, ceux qui au nom de cette raison d’être de Tout, le Tout-Puissant lui-même, ont sacrifié ce bas monde, car il n’est rien en comparaison de celui d’en Haut. « Cette vie d’ici-bas n’est qu’amusement et jeu. La Demeure de l’au-delà est assurément la vraie vie. S’ils savaient! » Sourate 29, 64. Ces termes ne sont pas choisis au hasard; ils hiérarchisent.


Toujours dans cette hiérarchie, la raison est érigée en faculté par excellence de l’homme par l’Islam; elle le distingue des autres animaux. Dieu a créé l’homme, l’a doté de manière innée et instantanée la faculté de discernement pour : 1) distinguer le bien et le mal (pour qu’il vive, mais aussi afin qu’il ne vienne pas trouver des excuses le jour du jugement dernier) 2) se rendre compte de sa supériorité sur le reste des créatures, lui, « l’ultime » — 3) ce cadeau l’oblige à une vénération infinie et à une abdication totale aux commandements. Il ne faudrait pas passer pour un ingrat. On risquerait une damnation éternelle dans l’au-delà, l’autre monde… celui qui arrivera à l’Heure. « Les gens t’interrogent au sujet de l’Heure. Dis : “Sa connaissance est exclusive à Allah”. Qu’en sais-tu? Il se peut que l’Heure soit proche. Allah a maudit les infidèles et leur a préparé une fournaise, pour qu’ils y demeurent éternellement, sans trouver ni allié ni secoureur. Le jour où leurs visages seront tournés et retournés dans le Feu, ils diront : “Hélas pour nous! Si seulement nous avions obéi à Allah et obéi au Messager” ». V. 64-65. SOURATE 33 AL-AḤZĀB.


En effet, l’homme a été envoyé sur terre « parce que »; « à cause de »... il faut une excuse pour se trouver ici. Au travers de la pomme, du pommier, de la sève, de la racine, nous distinguons tapis dans l’ombre des filets insondables de la causalité; Dieu lui-même. Dieu n’est présumé père de l’humanité que parce qu’il est le fils de la causalité. Ainsi, les phénomènes sont analysés et conceptualisés par les adeptes du Tout en terme de finalités ultimes. Dans cette perspective, les humains instantanément créés en version « finale » par le divin au début seront jugés à la fin sur l’entredeux; la vie, le passage. Cependant, contrairement au Christianisme, l’Islam a toujours et depuis la première sourate, prêché le « savoir ». Il ne faudrait toutefois pas remettre en cause — jamais — l’existence de Dieu; omniscient et source de tout savoir, cause des causes. En conséquence, la recherche scientifique doit se borner à trouver des preuves qui justifient, corroborent, et maintiennent le système. Ce qu’il faudrait intégrer dans l’analyse c’est la conception même de la mort que les fanatiques ont. Ils ne tuent pas des êtres biologiques aussi évolués que lui, mais... ils envoient des âmes dans l’autre monde… ils leur offrent des billets de voyage.


Lorsqu’il meurt, le fanatique devient martyr. Au mérite qu’il s’est fait! Martyr… c’est le sommet! On est en surface comme dirait l’autre… au-dessus, ne reste que le prophète et Dieu! Il étonne et fait un geste d’éclat pour prouver sa foi, non seulement dans une idée, mais dans une logique. Il applique ceci : tout ce qui est dans le Coran vient de Dieu lui-même et il ne peut se tromper. Dieu m’ordonne de combattre si la terre de l’Islam est agressée. Je juge que la terre de l’Islam est agressée donc… djihad. Il a une logique, et ce qu’il fait n’est pas si subjectif. Il y a bien des textes, des dogmes, un substrat sur lequel se bâtit cet avis. Ce n’est pas une question d’interprétation, car la loi est claire :


« Le combat vous a été prescrit alors qu’il vous est désagréable. Or, il se peut que vous ayez de l’aversion pour une chose alors qu’elle vous est un bien. Et il se peut que vous aimiez une chose alors qu’elle vous est mauvaise. C’est Allah qui sait, alors que vous ne savez pas »; « Et préparez [pour lutter] contre eux tout ce que vous pouvez comme force et comme cavalerie équipée, afin d’effrayer l’ennemi d’Allah et le vôtre »; « Combats donc dans le sentier d’Allah, tu n’es responsable que de toi-même, et incite les croyants [au combat]. Allah arrêtera certes la violence des mécréants. Allah est plus redoutable en force et plus sévère en punition »; « Et combattez-les jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’association, et que la religion soit entièrement à Allah seul. S’ils cessent, donc plus d’hostilités, sauf contre les injustes »; « Qu’ils combattent donc dans le sentier d’Allah, ceux qui troquent la vie présente contre la vie future ».


Le fanatique a une logique pure dont la cause originelle et la fin ultime sont une seule et même entité : Dieu. Il a bouclé la boucle. S’il tue, il ne supprime pas des êtres au même stade d’évolution que lui. Au contraire, il épure ce monde logiquement de la caste inférieure, des mécréants, ces larbins du diable qui corrompent les mœurs et travestissent la parole du Tout-Puissant. L’Évolution biologique et le « monde » (« l’artifice humain » comme le nomme Ana Arendt, entendu comme espace de permanence qui survit au passage de l’homme) sont deux négations fondamentales de leurs théories d’un autre monde. L’Évolution constitue en effet une insulte pour les amateurs de plénitude puisqu’elle postule que l’humain n’est pas achevé, que la vie n’est et ne sera jamais une version définitive. L’homme dans son entier est le fruit des statistiques. Ses facultés sont issues de dérives génétiques et de l’adaptation graduelle de ces ancêtres aux conditions de cette Terre. Il y est tellement attaché, ancré, que toute sa constitution lui vient d’elle. Il n’y a ni trace d’âme, ni celle d’une volonté et quoique son existence est manifestement l’œuvre d’une causalité mécanique; 1) l’homme n’était pas voulu, n’était pas le but du cosmos (2) un autre monde ne serait pas humain.


Peu importe leurs contradictions, les fanatiques recrutent des martyrs, toujours et encore, et il semblerait qu’il y ait un effet d’entrainement. Un martyr en attire un autre. Pour conclure avec Nietzsche : « Il suffit encore aujourd'hui d'une certaine cruauté dans la persécution pour donner à une secte sans aucun intérêt une bonne réputation. Comment? Que l'on donne sa vie pour une cause, cela change-t-il quelque chose à sa valeur? Ce fut précisément l'universelle stupidité historique de tous les persécuteurs qui donnèrent à la cause adverse l'apparence de la dignité ».

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