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Charles-Étienne Ostiguy

Un monde à court d'idées



Ces derniers temps, je me suis retrouvé à reconnaître en moi le reflet d’une tendance qui pèse depuis longtemps dans le débat public. Ma génération et moi n’aurons probablement aucune idée à proprement dit nouvelle, tout ayant déjà été dit. Malgré les efforts des plus grands penseurs, nous sommes encarcanés dans les mêmes paradigmes socio-politiques depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Ce constat, érigé tel un mur, marquant une scission funèbre entre la créativité idéaliste et la recherche de connaissance empirique, s’avère inévitable pour toute personne se penchant sur la question. Quoique facilement atteignable, cette sombre conclusion est loin d’être une vérité fatidique.


Certains penseurs tendent à faire coïncider l’apparition de cette impression post-moderne de la fin de l’Histoire (Fukuyama, quand tu nous tiens) avec l’avènement des États-Unis en tant que nation hégémonique. Cette domination globale fut et est toujours unique en son genre. Jamais un peuple n’avait-il réussi à si bien exporter son mode de pensée de par le monde.


Les américains ont réussi, comme leurs prédécesseurs romains, à convertir le monde à leur système économico-judiciaire, mais ont poussé cette entreprise à un autre niveau en exportant leur modèle de melting pot culturel. Ainsi, en projetant une chaîne de production culturelle teintée de ses valeurs idéologiques profondes, l’Amérique, comme elle aime tant s’autoproclamer, gave le monde de son économisme obstiné.


Prenons une institution-phare qui semble dicter les goûts musicaux des citoyens du monde entier, le Billboard. Pour savoir ce qui est « bon », plusieurs vont se tourner vers cette liste des « meilleures » chansons américaines. Pour attirer une clientèle plus large, Billboard a développé des listes faites sur-mesure pour plusieurs autres pays, mais ayant le même objectif premier : indiquer ce qui est bon. En vérité, le Billboard ne fait qu’indiquer ce qui vend. Le succès populaire, soit la quantité de ventes, est désormais synonyme de qualité incontestable. Il en est de même pour les New York Times Best Sellers ou, plus simplement, pour tout ce qui peut être consommé ou échangé de par sa nature. Le chiffon #1 au Canada n’est probablement pas le meilleur sur le marché, détrompez-vous.


Le rayonnement du modèle est incontestable, et chaque sphère culturelle en est affectée. Danse, musique, littérature, architecture, cinéma… Justement, les plus grandes productions hollywoodiennes sont projetées de par le monde, passant de Warcraft, qui a engrangé 156 M$ [1] en cinq jours en Chine, au Emoji Movie, qui est devenu le premier film présenté en Arabie Saoudite en 35 ans [2]. Pourtant, cette entreprise de dumping culturel n’a pas eu pour effet d’effacer les frontières culturelles, n’en déplaise au post-nationalisme. Au contraire, le nationalisme ne semble qu’exacerbé dans plusieurs pays européens ou même chez les instigateurs de cette domination culturelle! Malgré tout, l’effet insidieux de cette omniprésence se fait sentir.


Cette association subliminale entre popularité, succès sur les tablettes et qualité en est venue à remplacer l’essence-même du développement des idées en société. En effet, pour qu’une idée soit jugée bonne, un trop grand pan de la société va lancer sa réflexion en cherchant l’idée qui fera de l’individu « un homme riche ». Combien de fois ai-je entendu un de mes proches lancer, tout bonnement : « si seulement j’avais pensé à ça, Tesla! ». Même les idéalistes les plus purs en sont venus à tenter de niveler vers le bas pour profiter individuellement de leurs efforts intellectuels, ne contribuant pas pleinement à faire avancer la pensée ou la société.


L’économisme en est venu à casser l’œuf avant même que l’idée ait pu y mourir. Bien au-delà de la recherche du profit, certains finissent par abandonner des poursuites intellectuelles fort valables pour avoir la chance de saisir une autre destinée, plus beige, soit, mais ô combien plus noble aux yeux de leurs pairs.


Certes, quelques irréductibles gaulois tentent de valoriser leur matière grise en s’efforçant de « penser hors de la boîte. » Cependant, ceux-ci se voient rapidement affublés de l’effroyable titre de rêvasseur, complètement déconnectés d’une réalité où tout a déjà été pensé et au sein de laquelle, pour se démarquer, il faut y savoir bien allier les connaissances déjà acquises pour réussir. Si Lavoisier le martelait, pourquoi ne pas le refaire aujourd’hui?


C’est précisément ici que plusieurs se trompent. Pourquoi s’obstiner à perpétuer un mode de pensée qui envenime l’essence-même de notre être alors que plusieurs proposent d’ores et déjà des solutions neuves qui ont le potentiel de rééquilibrer notre façon-même de concevoir l’idée? Lavoisier peut bien résonner jusqu’au XXIème siècle avec sa formule martelée empreinte de sagesse polyvalente, mais pour faire tomber des murs (et pourquoi pas des plafonds de verre, tant qu’à y être), il faut que chacun prenne connaissance de l’existence desdits murs et qu’on tourne notre regard au-delà de ceux-ci.


[1] https://www.theguardian.com/business/2016/jul/02/warcraft-film-china-blockbuster-hollywood-investment

[2] https://nypost.com/2018/01/16/emoji-movie-is-the-first-film-shown-in-saudi-arabia-in-35-years/

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