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Gregory Leone

L'héritage littéraire de la Première Guerre mondiale


Septembre 1918 : les armées alliées progressent rapidement et les puissances centrales sont de plus en plus affaiblies ; beaucoup estiment que la fin de la guerre est proche.


Le 11 novembre 1918, à 5 heures, l'armistice qui mettra fin aux combats sur le front ouest est signé à Rethondes, près de Compiègne, dans le nord de la France; il entrera en vigueur à 11 heures. Une fois l'armistice en vigueur, la nouvelle que les combats ont cessé se répand rapidement et on peut imaginer qu'une exultation en ait résulté parmi tous ceux et celles qui ont participé de près ou de loin à ce conflit qui suscite encore beaucoup d'interrogations aujourd'hui. Ces quatre dernières années ont marqué le centenaire de la Première Guerre mondiale et, à mon grand étonnement, ce centenaire a été somme toute assez discret, surtout au Canada et au Québec. La Grande Guerre a eu d'importantes conséquences sur le reste du 20e siècle, si bien qu'on pourrait dire qu'elle en constitue le point de départ. N'oublions jamais une chose en histoire : toute périodisation est artificielle et peut donc être changée. Passons outre cette petite digression et intéressons-nous à une facette originale de la Grande Guerre : son héritage littéraire.


En effet, après la guerre, un foisonnement de romans ayant pour thème les années 1914-1918 se déverse un peu partout dans les pays qui ont été les belligérants de ce conflit. En France, en Grande-Bretagne et en Allemagne, beaucoup d'anciens combattants ont entrepris de coucher sur papier leurs expériences pour la postérité. Le point commun entre ces anciens combattants était que leur participation à ce conflit les a profondément transformés. Il peut s'agir certes d'un lieu commun que d'affirmer cela, mais, à mon avis, on ne saurait sous-estimer l'impact que la Grande Guerre a eu sur tous ceux qui y ont participé. À l’Ouest, Rien de nouveau d’Erich Maria Remarque est un roman fortement teinté de pacifisme dans l'esprit du « plus jamais cela ». D'autres auteurs ont davantage illustré la vie sur le front et la brutalité des combats : Ceux de 14 de Maurice Genevoix et Orages d'acier d'Ernst Jünger en sont des exemples probants.


Certains auteurs ont été influencés d'une autre manière par la Grande Guerre. J'ai décidé de vous faire suivre la trajectoire d'un tel auteur dont l'adaptation cinématographique de son œuvre majeure a été un succès phénoménal au début des années 2000 : il s'agit de J.R.R. Tolkien. La Terre du milieu, Gandalf, l’anneau de pouvoir et Frodo auraient-ils quelque chose à voir avec la Première Guerre mondiale ? Pour répondre à cette question, un peu de chronologie est nécessaire. Avant l'éclatement de la guerre en août 1914, John Ronald Reuel Tolkien est un étudiant en littérature anglaise à Oxford et avec ses trois meilleurs amis (Christopher Wiseman, Robert Gilson et Geoffrey B. Smith) il est membre du T.C.B.S., c'est-à-dire le Tea Club and Barrovian Society. Il s'agit essentiellement d'un club littéraire que Tolkien a fondé. Tolkien est intéressé par les langues, notamment le vieil anglais, le gallois et le finnois. Il s'est mis à travailler sur le développement d'une langue fictive en se basant sur le finnois. Peu avant l'entrée en guerre de la Grande-Bretagne le 4 août 1914, Tolkien a commencé à écrire un poème, le voyage d'Earendel, en s'inspirant de vers tirés de l'épopée anglo-saxonne Beowulf. Une fois la Grande-Bretagne dans le conflit, Tolkien ne s'engagea pas tout de suite dans l'armée. Une fois que les cours recommencèrent, Tolkien s'engagea dans le régiment des Fusiliers du Lancashire, car un de ses meilleurs amis, Geoffrey B. Smith, s’y était engagé avant lui. Dans le parc de l’Université, il suivit l’entrainement du corps des officiers. De l'automne 1914 jusqu'à la fin de l'année 1915, Tolkien continua à écrire des poèmes et réfléchit à comment inventer une histoire pour mettre en contexte le voyage d'Earendel. Il travailla aussi sur sa langue fictive qui se peaufinait de plus en plus. En juin 1915, Tolkien termina son dernier examen de langue et littérature anglaise et prit le poste de sous-lieutenant dans son régiment. Au début de 1916, il se spécialisa dans les transmissions. Ce choix n'est pas étonnant si on considère son grand intérêt pour les mots.


L'année 1916 est importante dans le cours de la guerre en raison de la tentative de l'Allemagne de reprendre la guerre de mouvement sur le front Ouest. En février 1916, l'Allemagne attaqua les positions françaises près de Verdun : ce fut le début de la bataille éponyme. Cette attaque retarda la grande offensive franco-britannique qui était prévue sur la Somme au printemps 1916. En juin 1916, le régiment de Tolkien débarqua en France. Son interaction avec les simples soldats britanniques l'a inspiré pour un des personnages du Seigneur des Anneaux. Tolkien disait que Sam Gamegie représentait le simple soldat britannique (1). Le 1er juillet 1916, après un intense pilonnage des lignes allemandes par l'artillerie britannique, les soldats britanniques se sont élancés hors de leurs tranchées : la bataille de la Somme commença ; elle dura jusqu'en novembre 1916. Au lieu d'être une opération concertée, l’offensive de la Somme est devenue une bataille où la Grande-Bretagne a fourni l'effort essentiel. Une partie du régiment de Tolkien participa à la première journée de l'offensive. Les pertes britanniques lors de la première journée furent terribles: plus de 20 000 morts et 37 000 blessés (2). Lors de cette journée, Robert Gilson, l'ami de Tolkien, fut tué au combat.


Vers le 14 juillet 1916, Tolkien et son bataillon subirent leur baptême du feu. Tolkien fut dans l'enfer des tranchées jusqu'à la fin octobre 1916, date à laquelle il attrapa la « fièvre des tranchées ». Il a été rapatrié en Angleterre au début du mois de novembre. Il a aussi appris à ce moment que son ami Geoffrey B. Smith était décédé de la gangrène consécutive à un éclat d'obus. Peu avant son décès, ce dernier a envoyé une lettre très touchante à Tolkien lui indiquant qu'il devait mettre en œuvre son projet de créer un monde fictif (3). À partir de ce moment, Tolkien embarqua sur le long chemin qui l'a conduit à créer la Terre du milieu et qui a enchanté des millions de lecteurs à travers le monde. La langue fictive qu'il avait commencé à développer avant la Grande Guerre deviendra le quenya (l'une des deux langues elfiques, l'autre étant le sindarin). À bien des égards, les paysages empreints de désolation du Mordor et les marais que Sam, Frodo et Gollum traversent dans les Deux tours évoquent les champs de bataille de la Somme, champs où toute vie a été annihilée par la puissance technique des humains (4). En ayant en tête la Première Guerre mondiale et son lot de tragédies, on peut comprendre la création de la Terre du milieu comme le moyen d'enchanter un monde qui semble avoir perdu ses repères. Même si la Première Guerre mondiale n'est pas visible de prime abord dans le Seigneur des anneaux, il n'en demeure pas moins que sans ce conflit et sans la participation de Tolkien à ce dernier, la Terre du milieu n'aurait pas existé.


Références


(1) Humphrey Carpenter, J.R..R. Tolkien: une biographie, Paris, Pocket, 2002, p. 98.


(2) Robin Prior et Trevor Wilson, «Eastern Front and Western Front, 1916-1917» dans Hew Strachan, dir., The Oxford Illustrated History of the First World War, Oxford, Oxford University Press, 2014, p. 179; 185.


(3) H. Carpenter, op.cit., p 103 et 105.


(4) Allez lire l'article écrit par Simon Tolkien, le petit-fils de J.R.R. Tolkien, sur comment la Grande Guerre a inspiré son grand-père: http://www.bbc.com/culture/story/20161223-tolkiens-grandson-on-how-ww1-inspired-the-lord-of-the-rings.


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