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Emma Leclerc

Ce monstre invisible

La chaleur du mois d’août. La fierté d’être officiellement étudiante à la Faculté de droit de nulle autre que l’Université de Montréal. La fébrilité de mettre les pieds dans le mythique Pavillon Jean-Brillant.


L’auditorium rempli à ras-bord, un phénomène jamais vu dans les anciennes classes du CÉGEP. L’excitation est à son comble : c’est un nouveau parcours qui se dessine devant les yeux, une chance inouïe de comprendre le fondement même de la société contemporaine québécoise. Les études au baccalauréat en droit dégagent le prestige, l’intelligence et la notoriété. Et pourtant, en zieutant les quatre cents comparses qui voguent sur le même bateau que moi, quatre-vingts portent ou porteront un lourd fardeau, jugé par la société aux antipodes de l’élitisme du droit. C’est ce monstre invisible, que peu de gens osent nommer à voix haute, de peur d’en attirer la contagion. Un, deux, trois, quatre, cinq sièges : anxiété généralisée. Un, deux, trois, quatre, cinq sièges : trouble bipolaire. Un, deux, trois, quatre, cinq sièges : dépression majeure. C’est un Québécois sur cinq qui connaîtra, de près ou de loin, un problème de santé mentale.


L’image de l’étudiant en droit adepte de réseautage, de veston-cravate et affublé de capacités cognitives dépassant largement la moyenne parsème l’esprit des profanes qui voient la Faculté d’un œil extérieur. Les longues heures dédiées à la jurisprudence, les entrevues qui se succèdent pendant la course aux stages, l’étude du matin au soir à la bibliothèque, les heures d’écriture, puis de réécriture de travaux à la maison, la pression imposée par le Barreau, l’haleine amère de son troisième café, l’attente perpétuelle des résultats scolaires représentent l’envers de la médaille que peu connaissent, ou acceptent de reconnaître. Non seulement chamboulent-ils la sérénité, la paix intérieure des étudiants, mais ils contribuent à une ambiance de compétitivité extrême entre ces derniers. La réussite est calculée par l’entrée dans le cabinet exigeant la plus haute moyenne cumulative, par l’écart marqué et important entre son résultat et la moyenne du groupe, par l’arrivée plus tôt et le départ plus tard que ses collègues à la bibliothèque. On assiste à la transformation de l’étudiant en machine de guerre, concentré sur le Renvoi relatif à la Cour suprême sous ses yeux, mais participant tout de même aux évènements sociaux, car il se doit d’être connu par ses pairs et ses recruteurs. Le devoir d’être à six endroits en même temps, mais la nécessité d’être focalisé sur le moment présent.


Ce dilemme entre le mythe jupe-tailleur-Martini et la réalité café-Post-it-notes-reliées d’un étudiant en droit l’écartèle entre le cocktail et la bibliothèque. C’est une véritable lutte contre soi-même qu’il doit livrer pour s’assurer de demeurer à la fois à jour sur son profil LinkedIn, ainsi que sur sa liste d’arrêts à annoter pour la semaine suivante. Cette compétition amalgamant le meilleur curriculum vitae et le plus haut « GPA » est une source anxiogène constante chez plusieurs étudiants en droit, qui mettent les bouchées doubles pour ne rien laisser transparaître. Le monstre invisible qui porte les noms de dépression, de trouble anxieux, de bipolarité, d’épuisement professionnel, de schizophrénie, de trouble de la personnalité limite et autres est bien présent à la Faculté, qu’on veuille ou non le baptiser. Il détériore la santé mentale en se nourrissant des larmes, des maux de ventre, du cœur dans la gorge, des marteaux dans le crâne et de l’insomnie des étudiants que la société répute comme étant les plus performants. Ces derniers érigent donc des moyens de défense au travers de boissons énergisantes, d’antidépresseurs et de siestes chronométrées. Lorsqu’ils sentent que le monstre s’est éloigné, ils abaissent leurs barricades et lui offrent une porte ouverte sur laquelle il n’a pas besoin de cogner pour refaire surface…


L’illustration des problèmes de santé mentale à la Faculté de droit nécessite une image choc du monstre rôdeur pour contrecarrer les préjugés de l’étudiant atteignant le QI d’Einstein, l’organisation d’un premier ministre et les aptitudes sociales d’une vedette Instagram. La course aux stages, qui semble nécessiter ces qualités, est ancrée dans l’esprit des élèves dès le premier jour et ne les quittera pas avant la graduation. Certes, elle présente des possibilités d’avenir reluisant, mais elle s’accompagne d’une lourde charge mentale que peu osent clamer fort. Chacun vit intérieurement ses peines et ses maux face au stress procuré par le processus, et pourtant, il est le même au sein de chaque étudiant.


Une des solutions face à l’anxiété ambiante régnant dans la faculté de droit passe par la dénonciation et la reconnaissance de celle-ci. Il faut transformer la compétition en coopération. Si tous vivent des émotions similaires en lien avec la charge de travail, alors l’union fera la force. L’entraide entre étudiants devrait combattre la rétention d’information des uns à l’encontre des autres. S’investir auprès d’un petit ou d’un grand groupe d’amis transparents face à leur prise de notes, à leurs enregistrements des cours, à leurs résumés de lecture et à leur vulgarisation des concepts difficiles permet de gagner une assurance qui se différencie de celle atteinte en étant seul. Discuter des éléments anxiogènes avec autrui permet d’abaisser radicalement la source d’anxiété en soi; elle libère les épaules d’un poids qui, tantôt porté par un, l’est maintenant par deux, trois, dix, vingt. Un regain de confiance en soi et en son travail réduit le fardeau de la charge mentale.


De surcroît, valoriser des alternatives qui ne résident pas dans un emploi prestigieux en grand cabinet de Montréal permettrait de retirer la stigmatisation de la prépondérance de la course aux stages pour la réussite professionnelle. En effet, elle apparaît au début des études comme la seule et unique option pour un avocat. Or, les mille et une voies vers lesquelles le baccalauréat en droit mène prouvent le contraire. Que ce soit en droit des affaires ou dans un autre domaine, la plaidoirie mythique présentée par les médias n’est pas la seule éventualité possible suite à la graduation. Permettre aux étudiants de voir sur un même piédestal une carrière en grand cabinet et une carrière en clinique juridique, notariale, de médiation, au gouvernement et autres réduirait considérablement l’anxiété procurée par la pression de performance sociétale.


En bref, la faculté de droit est aux prises avec un monstre invisible qui transporte des symptômes dépressifs, bipolaires et anxieux chez les étudiants. Il faiblit toutefois lorsqu’il est exposé à des solutions mêlant l’entraide et l’éventail de possibilités qui ne requièrent pas la compétition acharnée.



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