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Nicolas Thiffault-Chouinard

Perdu dans la forêt

L’image du voilier perdu est une image que j’aime. Un voilier dérivant sur la surface de l’océan, perdu dans une épaisse couche de brouillard. Son mât faisant foi de sa position, avec ses feux allumés, il n’est pas vraiment perdu. Mais dès lors qu’il éteint ses feux, un voilier - et toute autre embarcation - devient invisible dans l'immensité de l’océan. Certes, vous me direz qu’au radar il est possible de détecter un navire invisible, mais même avec la meilleure des technologies, il sera toujours impossible de retrouver les petits bateaux, les dériveurs, les frêles esquifs. Pour exister dans l’univers, ils comptent sur leurs feux de positions et la vigilance des autres.


La présente paraphrase maritime n’est pas une fantaisie futile, car le sujet dont il est question dans le présent texte est dramatique et doit nous interpeller, tous autant que nous sommes. D’abord en tant qu’êtres humains, ensuite en tant que citoyen, nous devons ressentir l’échec lié à ce que je décrirai ici.


Un enfant est mort. De ses propres mains, un jeune être humain, à notre image, a pris sa vie et l’a enlevé à son corps, quittant de ce geste irréversible, le monde sensible que connaissent les vivants. Maintenant, il est un mort. Il va s’ajouter à tous les hommes morts, devenant ainsi une statistique quelconque.


Avant que nous l’oublions, je voudrais braquer ce projecteur que j’ai - la chance d’avoir une tribune - sur cette mort en particulier, car elle revêt ce caractère tragique et dramatique que n’ont pas toutes les morts. Il y a belles morts, les morts douces, bref celles qui arrivent, inéluctablement, à la fin de la vie. Celles-là peuvent être douloureuses, lorsque la maladie taillade de ses lames le corps du mourant, mais pour ça nous avons la médecine, la morphine et - depuis peu - la loi. Il y a les morts accidentelles, celles qui n’ont pas de sens, mais qui font néanmoins partie de la vie et que l’on accepte, car nous ne pouvons pas, humainement, éradiquer tous les risques. Ces morts peuvent être source de renouveau, de progrès et, bien aussi triste et froid que cela puisse être, nous pouvons leur trouver une utilité. Enfin, il y a peut-être aussi les morts nobles, celles qui relèvent davantage du don de soi et du sacrifice que de la mort. On pense ici au soldat, mort pour défendre notre vision de la liberté. La « noblesse » ici repose surtout sur l’idée que la mort est « vécue », au bénéfice d’un plus grand nombre, or elle porte malgré tout son lot de controverses - que je n’examinerai pas ici.


Cette mort en particulier - celle du jeune homme qui m’inspire le présent texte - a quelque chose de terrible, car elle n’est rien d’autre qu’un déracinement vide de sens, pratiqué par l’arbre lui-même qui ne se reconnaissait pas dans la forêt autour de lui. En partant, il laisse un trou béant, bouleversant le sol et tout l’écosystème, meurtrissant les rivières et causant l’affaissement des autres arbres qui, sur lui, s’étaient appuyés, tant pour vieillir que pour grandir à ses côtés.


Maintenant, il n’y a rien. La forêt va survivre certes, mais le trou restera et si, tant qu’ils le peuvent, les autres arbres étendront leurs branches au-dessus du trou, jamais ils ne combleront vraiment l’espace. Le potentiel manqué, la beauté évanouie, le merveilleux perdu, jamais ne sera retrouvé.


En chaque être humain se trouve pourtant toutes ces possibilités. Inutile de dire bien sûr que tous et chacun ne deviennent pas des artistes accomplis ou de vaillants ingénieurs; futile de souligner que trop nombreux sont les criminels; sottise aussi de dire qu’un homme ne peut pas changer, mais le fait est - maintenant - que nous ne saurons jamais ce que serait devenu ce garçon, car dans le brouillard de la nuit, devant l’immensité de l’océan, nous l’avons laissé seul alors que les feux de position, sur son mât et aux extrémités de son embarcation, doucement se sont éteints.


Il n’y a pas de sens et - si ce n’est l’échec de personne en particulier - la faute nous incombe à tous. Ce fardeau ne doit retomber, ni sur les épaules de la mère, ni sur celles du père, car il serait bien trop facile de désigner ainsi des coupables. Eux qui, au passage, sont sans doute les plus grandes victimes. Non, en l’espèce c’est nous tous qui devons se regarder dans le miroir et refuser que notre forêt perde ses arbres les plus jeunes, ceux qui porteront les plus beaux fruits et dont les branches supporteront demain.


Que faire alors ? Simplement, dire aux autres que nous les aimons. Cesser de répandre la haine, le mépris. Définir pour nous-même le mal, et rejeter l’envie de le cultiver. Crier son propre désespoir dans la nuit, lorsque les feux de notre barque vacillent et, enfin, ne pas être sourd au désespoir des autres en prenant soin de les entendre au moins, de les comprendre au mieux.

À la mémoire du fils, du frère, de l’ami, de l’élève, mais avant tout, de l’être humain.


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