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Charles-Étienne Ostiguy, Directeur automne 2019

Désobeir


Un ami m’envoie un lien pour une action d’Extinction Rebellion via Messenger . Candidement, il lance « Ça te tente-tu? ». Frileux que je suis, je décline poliment. Je propose plutôt d’y aller dans l’objectif de couvrir l’événement, avec mon crayon et mon petit calepin. Peut-être une caméra.

Mais le bad boy en moi, qui apparaît exclusivement quand Mars et Mercure s’alignent, se met à s’interroger. En sommes-nous rendus là ?

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J’ai toujours associé la désobéissance civile à des figures phares des luttes sociales du vingtième siècle. Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela… Comme quoi ces actes étaient peut-être une chose du passé.

Cependant, la désobéissance civile récemment a commencé à réapparaître dans les médias.

Fondé en octobre 2018, le collectif Extinction Rebellion a réussi à rencontrer le maire de Londres suite au blocage d’un pont au centre de Londres en avril. Le parlement britannique a par la suite déclaré l’état d’urgence climatique, faisant écho à une revendication phare du groupe. Le 15 juillet, cinq villes britanniques étaient le théâtre de grandes manifestations. 3000 manifestants, des bouchons de circulation, une médiatisation sans égal pour le mouvement écologiste. Les manifestants demandaient, entre autres choses, que le Royaume-Uni soit carboneutre d’ici 2025.

Ici même, le mouvement commence à prendre force. Le 13 juillet 2019, 26 manifestants d’Extinction Rebellion étaient arrêtés suite à un sit-in au coin de Sherbrooke et McGill College.

Bien entendu, ces manifestations s’inscrivent dans la même lignée que les manifestations hebdomadaires de Greta Thunberg et du fameux Skolstrejk för Klimatet, si ce n’est qu’elles incorporent un niveau de risque bien plus élevé que le simple fait de manifester.

Ah, et je ne crois pas avoir à vous rappeler les nouvelles toutes plus préoccupantes les unes que les autres qui se succèdent presque à tous les jours. Juillet 2019 a été le mois le plus chaud jamais enregistré. Un record.

Donc, je crois que oui, nous sommes rendus là .

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Je m’assois au bar avec un porte-parole d’Extinction Rebellion, un prénommé François Léger-Boyer. Je lui indique que je dus venir à notre rendez-vous en auto et que je me sens mal. François ne semble pas trop indisposé, ça part bien.

Au début de l’entretien, une phrase sentie me marque : « La désobéissance civile, tu le fais pour une moralité supérieure. Tu le fais pour une cause qui est plus grande que toi. J’veux dire, man, on se bat pour la survie de l’humanité! »

Il poursuit en m’expliquant les cinq piliers de la désobéissance civile. D’abord, elle se doit d’être volontaire. On ne peut pas contraindre à désobéir, quand même! Ensuite, le geste posé se doit d’être public et assumé. Le faire dans son sous-sol, ou cagoulé, c’est atténuer la portée symbolique de l’action. Bien entendu, le geste se doit d’être politique. Il doit dépasser les intérêts personnels d’un individu et viser l’amélioration de la société. Naturellement, l’acte se doit d’être non-violent, autrement, ce n’est plus très civil. Et pour finir, l’acte doit être empreint d’une moralité supérieure, qui transcende les balises imposées par notre société.

Mais la moralité, ce n’est pas la Loi. Sa lettre peut porter à interprétation, mais son application se veut intransigeante, dénuée d’arbitraire. Le professeur Hugo Tremblay rappelle à cet effet que les tribunaux ne sont pas friands de déclarer non-coupables les personnes qui commettent des actes de désobéissance civile. Malgré sa justification morale ou sociale, l’acte n’en demeure pas moins illégal.

C’est d’ailleurs un point que François aborde longuement lors de notre rencontre. Les gens qui prennent part à des actes de désobéissance civile prennent un risque important : ils mettent leur liberté en jeu. Certains mettent encore plus en jeu. Un avocat peut perdre son Barreau, et un résident permanent peut perdre son droit de résider au Canada.

Certes, avant de passer à l’action, les activistes se concertent et s’informent quant à leurs droits et aux risques auxquels une action les expose. On les informe de leur liberté d’expression et de leur droit de manifester. Les futurs activistes apprennent comment agir en cas d’arrestation, comme leur droit de garder le silence, mais il faut aussi démystifier certains concepts juridiques de base. Distinguer une accusation d’une condamnation, par exemple. Les activistes vont aussi prévoir ce qui se produira après leur potentielle arrestation. Ils vont regrouper des fonds pour être en mesure de contacter un.e avocat.e, par exemple.

Malgré toute la préparation, certains participants vont reculer au dernier moment, jugeant le risque trop élevé. À l’inverse, des passants qui n’ont pas reçu d’informations quant à la situation, se joignent parfois, spontanément, à l’action. Des impondérables peuvent toujours survenir.

S’ensuit l’arrestation, les interrogatoires, la négociation de conditions de remise en liberté, et ultimement, dans certains cas, le procès. Mais que pourront dire les manifestants? Tenter d’atténuer la peine en jouant avec la fibre émotionnelle des juges? Serait-il possible de jouer encore plus gros et de plaider la défense de nécessité?

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Un bref rappel du cours de droit pénal s’oblige. Qu’est-ce que la défense de nécessité? Pour l’essentiel, un individu ou un groupe pourrait se résoudre à commettre un acte illégal dans le but d’éviter un grand mal ou encore d’atteindre un objectif supérieur. Plus précisément, les tribunaux canadiens ont élaboré trois grands critères pour juger la défense de nécessité.

En premier lieu, la défense de nécessité requiert une situation urgente et un péril imminent. Pour certains, les récents rapports du GIEC et d’innombrables autres sources de la communauté scientifique constituent une urgence suffisante. Bon, disons que tel est le cas.

Il faut ensuite que la personne ne dispose pas d’alternatives légales. Ici, la situation se corse. Pour l’instant, les tribunaux canadiens n’ont pas été particulièrement loquaces quant à la responsabilité des gouvernements d’agir quant à la crise climatique. Cependant, une cause, celle d’ENvironnement JEUnesse, vise à exercer une action collective contre le gouvernement du Canada. La cause est actuellement portée en appel. Donc, une alternative existe.

En dernier lieu, le mal infligé doit être moindre ou à tout le moins comparable au mal évité en commettant l’infraction. À mon humble avis, éviter l’effondrement de l’humanité vaut bien quelques bouchons de circulation. Mais bon, je ne suis pas un avocat criminaliste.

En somme, la défense de nécessité ne risque malheureusement pas de pouvoir faire écho, du moins, à court terme, devant les tribunaux.

Au-delà des critères énoncés, Hugo Tremblay nous rappelle un point important dans son article Eco-Terrorists Facing Armageddon: The Impact of the Defence of Necessity on Law's Normative Rigidity in a Context of Environmental Crisis publié dans le McGill Law Journal. En effet, la défense de nécessité admet une grande part de flexibilité au droit. Quoique certains voient d’un bon œil la flexibilité de la Loi, son apparition se fait au détriment de sa stabilité et de sa prévisibilité.

Qui plus est, la défense de nécessité incorpore une variable dont le droit répugne : la subjectivité de l’accusé. En effet, tant pour le critère d’urgence que pour le critère d’option alternative, le tribunal doit se pencher sur la croyance raisonnable de l’accusé compte tenu des circonstances et des caractéristiques personnelles de l’accusé.

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« La désobéissance civile, quand t’en es rendu-là, c’est une situation gagnant-gagnant ». Cette fois, je suis un peu surpris par François.

Pour les activistes, la logique est simple. Soit, comme ce fut discuté, les manifestants se font arrêter. Dans tel cas, les médias relaient leur histoire et, si une arrestation de force a eu lieu, on peut même espérer un capital de sympathie pour les activistes. De la sorte, les citoyens ordinaires se retrouvent à faire face à un dilemme moral : supportais-je le respect de la Loi et la force impliquée, ou suis-je plutôt du côté des activistes? (Ou encore les citoyens peuvent-ils s’en foutre?) Ce questionnement, c’est exactement ce que les activistes veulent susciter. Dans l’autre scénario, l’action n’est pas réprimandée. Le jeu en aura valu la chandelle.

« Donc, si je me fie à tes dires, la désobéissance civile est une méchante bonne manière de faire avancer une cause? ». « Dans le contexte de l’urgence climatique, c’est la meilleure », me répond-il.

Ce moyen, me dis-je, ne semble pas tant attirer l’attention des médias d’ici. Pour l’instant, la trame narrative médiatique portant sur les manifestations écologistes tourne autour de ces jeunes du secondaire qui ont marché le 15 mars. Ça vise un consensus.

Et c’est là qu’Extinction Rebellion diverge un peu. « Les manifestations étudiantes sont louables, voire essentielles. Mais dans la lutte, on ne peut pas toujours viser le consensus ». Je sourcille. Je mentionne le nom de Steven Guilbault, fondateur d’Équiterre qui a troqué son étiquette de militant pour celle de candidat Libéral dans Laurier-Sainte-Marie. François sourit, me confirme que ce n’est pas tout le monde qui a la même conception de la lutte aux changements climatiques, ou même de ce qu’est un consensus.

Il poursuit : « Écoute, à l’heure actuelle, le mouvement écologiste ne peut s’entre-déchirer. On doit se resserrer pour devenir plus forts, même s’il y a des désaccords sur les moyens d’action ».

Je rigole. Je me dis que le mouvement écologiste est en situation de nécessité. À plus forte raison, c’est toute l’humanité qui l’est.

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