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Marie de Santis

Remuer le couteau dans la plaie


Photo: https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1305860/mort-nelly-arcan-ecrivaine-livre-putain-folle-archives (Maximilien Lamy, La Presse)


« Vous savez, le livre avec la photo de la fille avec des gros seins, sur la couverture. »

C'est ainsi que mon enseignante a présenté, lors d'un cours au cégep, ce qui est assurément un pilier de la littérature contemporaine québécoise. Cette description plutôt sommaire m'est revenue en mémoire alors que, peu après, j'écoutais de jeunes collégiens très confiants s'esclaffer devant la photo en question et le titre du roman, dans la file de la COOP. En tant que grande admiratrice de Nelly Arcan, j'ai été traversée d'une impulsion intense et subite. Celle de retirer, sans plus attendre, les exemplaires de Putain s'étalant sur les présentoirs, pour les soustraire à la vue de ces personnes indignes, qui ne percevaient dans l'opus qu'un décolleté. Ce projet n'a pas pu, malheureusement, se concrétiser.


Récemment, le monde médiatico-culturel québécois commémorait les dix ans de la disparition de Nelly Arcan, retrouvée pendue dans son appartement montréalais un soir d'automne. Comme Rimbaud, on l'avait qualifiée d'écrivaine « maudite ». Étincelle de sa génération, véritable instigatrice d'un genre, Nelly dérangeait. Nelly intriguait. Dès la parution de son premier récit d'autofiction, le fameux Putain, dans lequel elle relate son passé d'escorte, la jeune femme récolte les distinctions. Mais on ne sait de quel côté la prendre. Insaisissable, Nelly se dissèque sur le papier avec des mots crus et sensuels qui lui sont propres. Elle raconte son obsession pour le corps, la chair, la beauté. Sa peur de vieillir et de perdre ses attraits flagrants de sex-symbol. Sa haine des femmes, qui sont, selon ses termes, soit des putes, soit des larves. Sa haine des hommes, ces avocats et ces médecins qui se relaient toute la journée dans sa petite chambre du centre-ville, mais qu'elle idolâtre dans une tentative évanescente de renouer avec la figure paternelle. Puis, dans Folle, il y a sa longue descente aux enfers, et une relation passionnelle marquée par l'abus de substances, à laquelle elle s'accroche obstinément pour anesthésier ses névroses dépressives.


L'œuvre de Nelly Arcan est sublime. De ses romans émanent des contradictions palpables, qui ne sont que le produit de la complexité évidente d'un esprit torturé de romancière et d'une sensibilité manifeste. Ils allient force et fragilité avec une candeur désarmante, dans une exubérance de sentiments à fleur de peau, calquée sur le cri sourd du désespoir et des angoisses existentielles. C'est sans doute pour cela qu'ils ont eu une résonance toute particulière pour moi. Alors qu'on traverse une dépression, les mots des autres apparaissent comme des étincelles momentanées, qui offrent des accalmies empreintes de panique, ironiquement. Les idées noires couchées sur papier font écho aux idées noires qui s'égrainent dans l'esprit du lecteur : cela peut faire mal, certes, mais cela peut aussi apaiser. Et lorsque tu te bats contre tes démons, on te dit que ce n'est rien, que ça va aller, que d'autres traversent bien pire, que des épreuves comme celles-là permettent de distinguer les forts des faibles. Que tu peux arrêter de pleurer. Arrêter de l'aimer. Arrêter d'y penser. Que c'est une question de volonté. En fait, l'entourage a bien souvent, devant les troubles mentaux, une réaction similaire à celle du grand public devant les écrits de Nelly Arcan. Il s'agit d'une incompréhension intense parsemée de honte et de trouble intrinsèque. Parfois, cette sensation prend des proportions démesurées. Ou encore violentes.


Le meilleur exemple de cette situation demeure le passage de Nelly Arcan sur le plateau de Tout le monde en parle, en 2007. J'ai découvert l'extrait en question dans les archives de l'émission, après avoir lu La honte, courte nouvelle totalement bouleversante de l'écrivaine qui raconte l'épisode, et je dois avouer qu'à chaque visionnement, je ressens ce même mélange amer de colère, de frustration et de dégoût. Durant plusieurs minutes qui s'étirent dans un malaise glaçant, Nelly Arcan répond à des questions mal formulées, creuses, constamment orientées vers d'insignifiantes anecdotes sexuelles et dénuées de toute profondeur analytique. On l'invite à frencher une autre femme en direct : après tout, ses écrits regorgent de scènes du genre. « Grande écriveuse, petite faiseuse » s'exclame-t-on avec mépris devant son refus embarrassé. Durant toute la séquence, Dany Turcotte louche activement en direction de son décolleté. Il a, affirme-t-il dans l'hilarité générale, « du mal à la regarder dans les yeux ». Lepage renchérit en lui offrant des exemplaires de Putain, puisque cela lui évitera « de devoir prendre des petites pilules ». Pas une seule fois ne soulignerait-t-on la valeur littéraire de son œuvre, nominée à plusieurs reprises pour les prix Médicis et Fémina, pas plus que l'on ne mettra en valeur son vécu, sa vision très lucide du féminisme moderne et des relations humaines, son rapport à l'écriture, ses addictions, ses obsessions. On se contente d'extraire de ses livres et de ses chroniques des passages qui, complètement dénués de leur contexte, paraissent ridicules, comme pour atrophier son imaginaire et réduire sa prose à du babillage érotico-narcissique. Je crois qu'il n'y a rien de plus anxiogène pour un écrivain que d'être ainsi confronté à son art à un niveau factuel et spécifique. Il n'y a qu'à observer la gestuelle et les expressions faciales de l'écrivaine pendant l'entrevue pour s'en rendre compte. Son sourire poli et son rire nerveux sont ceux d'une personne prise au piège. Paniquée et trahie. Seule contre tous.


Deux ans plus tard, Nelly Arcan était morte, et un Guy A. Lepage confus s'empressait d'indiquer aux médias qu'avoir su qu'elle souffrait de problèmes psychologiques, il ne l'aurait pas invitée dans son émission. Or, n'importe quel individu moindrement intelligent aurait été en mesure d'effectuer un tel diagnostic après avoir feuilleté seulement quelques pages de Folle, surtout qu'il s'agit d'auto-fiction. À condition de ne pas appréhender l'œuvre comme un roman pornographique, bien sûr. Et bien qu'abjectes, l'approche de l'émission et l'attitude des diverses personnes présentes sur le plateau ont le mérite de mettre en lumière deux problèmes conjoints. D'une part, les femmes qui aiment séduire et être séduites, qui s'en réclament ouvertement, qui sont conscientes de leur charme et le mettent en valeur, ces femmes qui assument leur sexualité dérangent. Aussi bien les hommes que les autres femmes, mais cela est un sujet à part qui mérite sa propre chronique. D'un autre côté, les individus à la personnalité complexe ou difficile d'accès génèrent la frustration d'autrui, qui perçoivent cette différence comme une insulte personnelle. Et je prends conscience un peu plus chaque jour, comme plusieurs personnes le font probablement, de la portée de ces barrières dans mon quotidien.


D'ailleurs, il me semble que l'interjection de l'enseignante citée plus haut, féministe auto-proclamée qui n'hésitait pas à se plaindre du manque de représentativité de notre genre parmi les œuvres sélectionnées dans les programmes scolaires, ne vaut pas mieux que les divagations déplacées des invités de Guy A. Lepage. J'y vois, dans les deux cas, une tentative désespérée de nier la complexité des troubles mentaux et d'échapper à l'indisposition causée par la vénération de la chair et de la sensualité en se raccrochant à des éléments puérils accessibles au public moyen.


Seulement, c'est très peu connaître la littérature que de se résoudre à cela. Il suffit d'évoquer la mélancolie tenace de Modiano, les dépressions d'Hemingway ou encore le spleen des poètes symbolistes, pour dégager la forte corrélation qui existe entre la créativité et la carence en sérotonine (des études scientifiques le prouvent, par ailleurs) : « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille » réclamait Baudelaire dans ses Fleurs du mal. Ce n'est pas par hasard que l'on dit souvent des écrivains qu'ils sont des êtres tourmentés, maudits, incompris : le vertige existentiel causé par les troubles mentaux emporte une certaine urgence et une grande solitude, qui sont à la fois soulagées et exonérées par l'écriture. L'essence de cette double dynamique antithétique demeure hors de la portée de multiples personnes. Cela n'est pas grave en soi, mais cela ne justifie pas non plus les railleries, l'appel à l'absurde et le recours aux moqueries.


Puis on réalise que, finalement, écrire, ce n'est pas guérir. Écrire, c'est un cri de résilience qui aboutit au sacrifice de soi. C'est remuer le couteau dans la plaie. En permanence. Et le fruit concret de ce mal-être, tout comme sa source intrinsèque, ne sont pas à tourner en dérision.



Sources

https://www.dailymotion.com/video/xalxbg (entrevue de Nelly Arcan à TLMEP)

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/530718/guy-a-lepage-nelly-arcand

https://ici.radio-canada.ca/actualite/decouverte/dossiers/72_creativite/maniaco.html


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