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Grecia Esparza, rédactrice en chef

Entretien avec Kim Thúy : Partager la beauté



Pour cette édition spéciale sur la littérature, je me suis entretenue avec l’écrivaine Kim Thúy.


Marcher dans les traces de leur regard

Lundi soir, je retourne à la maison après ma journée de stage. Il y a une panne de métro sur la ligne orange, rien d’inhabituel pour les usagers de transport en commun montréalais. Je profite alors de cette pause pour continuer ma lecture de Ru, premier livre de l’écrivaine Kim Thúy. J’ouvre le livre à la page 21. Je n’étais pas prête à ce qui m’attendait.


« Pour nous, ils ne voyaient pas les tableaux noirs qu’ils essuyaient, les toilettes d’école qu’ils frottaient, les rouleaux impériaux qu’ils livraient. Ils voyaient notre avenir. Mes frères et moi, nous avons ainsi marché dans les traces de leur regard pour avancer. […] »

(Ru, p. 21)


Il s’agit de l’un de plus brefs passages de ce roman, mais l’effet qu’il a eu sur moi va au-delà de ce que les mots peuvent contenir. Je vous explique.


Kim Thúy et sa famille arrivent au Québec en 1979 et s’installent à Granby après avoir vécu quelques mois dans un camp de réfugiés en Malaisie. Ils font partie de cette vague de migration connue sous le nom des boat-people.


À leur arrivée, ses parents parlaient déjà le français. Ils n’avaient donc pas accès aux cours de francisation, ce qui leur aurait permis de bénéficier d’une allocation mensuelle. Surqualifiés pour les cours de francisation, ils doivent accumuler les jobines. Travailler pour l’avenir de leurs enfants, c’est leur motivation. Cet amour des parents qui va au-delà de ma compréhension, mais dont Kim me rassure me disant que je comprendrais le jour où j’aurais des enfants. (Oui, je me permets de l’appeler Kim pour la suite de ce texte, parce que sa joie de vivre est contagieuse et que je ne me vois pas faire autrement.)


De mon côté, je suis arrivée au Québec à l’âge de 13 ans. Fidèle à cette période de la vie qui est l’adolescence, période riche en émotions et changements, je n’ai pas rendu la tâche facile à mes parents. Et mes parents, comme les parents de Kim, ont accumulé les petits boulots lors de nos premières années au Québec. Parce qu’ils voyaient l’avenir de leurs enfants.


Prise encore dans cette panne de métro et les larmes aux yeux, je n’avais qu’une seule envie, rentrer à la maison pour dire à mes parents que les traces de leur regard m’ont permis et me permettent encore d’avancer. C’est effectivement ce que j’ai fait. Ce lundi soir, j’ai vécu l’un de plus beaux moments de ma vie avec mes parents.



Passage à la Faculté de droit

Après un baccalauréat en linguistique et traduction, Kim décide d’entamer des études en droit à l’Université de Montréal.


Lorsque je lui demande ce qu’elle retient de son passage à la Faculté de droit, elle me répond : « rien », c’est-à-dire qu'au moment de ses études, elle ne maîtrisait pas encore le français. Elle a eu l’impression d’être submergée par toutes ces connaissances. C’est avec le recul qu’elle réalise ce que le droit lui a apporté, soit une précision et une concision des mots. Deux qualités qui influencent aujourd’hui son écriture.


Pourtant, elle a décroché un stage chez Stikeman Elliott, où elle a travaillé en tant qu’avocate pendant cinq ans, dont trois à Hanoï. Elle s’est embarquée dans le processus de cette fameuse course sans savoir de quoi il s’agissait. Elle a été convoquée à neuf entrevues. Lors d’une de ses entrevues, le recruteur lui affirme qu’ils voulaient rencontrer la personne qui avait « osé mentir autant sur son C.V. ». Son parcours hors de l’ordinaire avait attiré leur attention.


Nous changeons de sujet, mais non sans donner un conseil aux étudiant.e.s: « oui, l’excellence en droit est importante, mais les connaissances dans d'autres domaines et l'ouverture sur le monde permettent aux juristes d'atteindre le maximum de leur potentiel. »



À table avec Kim Thúy

Cette rencontre ne pouvait pas se dérouler sans parler de nourriture. Lire les œuvres de Kim, c’est aussi découvrir le Vietnam à travers ses différents plats, du Phở au Bún chả. Après la lecture de chaque page, vous rêverez d’un repas vietnamien. Mais au-delà de nous mettre l’eau à la bouche, elle nous invite à voir la nourriture comme un champ de partage entre les générations. Un ancrage au passé et un héritage pour le futur.


La nourriture fait partie de nos sujets de prédilection. Tant par la délectation de nos papilles gustatives que par la symbolique qui découle de cette activité.


Mes meilleurs souvenirs d’enfance sont ceux autour de la cuisine. J’imagine que c’est le cas de plusieurs d’entre vous aussi. Assise sur le bord du comptoir, je voyais ma grand-mère préparer le fameux mole poblano, ou la sauce au chocolat. Cette sauce à base de piment, cacao, sésame, cacahuète et une dizaine d’autres ingrédients, peut prendre des heures à préparer. Attendre avec elle, c’était l’un de mes moments préférés.


Ce n’est ni le bouillon de poulet, ni le conjee (bouillie de riz préparé au Vietnam) qui guérissent le rhume, mais le temps et l’amour qui est consacré à leur préparation.



Se sentir chez soi

Après cet arrêt culinaire, notre discussion se poursuit sous le thème de l’immigration. Dans ce café à Longueuil, où elle m’avait donné rendez-vous, j’attendais avec fébrilité ce moment.


« Nous sommes devenus québécois par affection. Non pas par obligation, par une loi ou par un règlement. », affirme-t-elle à l’occasion d’une conférence TedTalk donnée en 2016. S’il est vrai qu’en matière d’intégration des nouveaux arrivants le Québec fait un travail immense qu’il y a lieu de souligner, il reste encore du travail à faire. Je suis d’avis que le discours ambiant de certains politiciens et chroniqueurs au Québec, en réalité partout en Occident, nuit incidemment à leur désir d’intégration. Ce discours dichotomique voulant qu’il y a un Nous et Eux crée une scission, là où il ne devrait pas y avoir.


Devant ce constat, Kim se donne le devoir de rappeler aux Québécois le chaleureux accueil des citoyen.ne.s de Granby à l’égard de sa famille, qui les ont reçu les bras ouverts, littéralement. En effet, pour Kim « l’être humain est capable de bonté et de beauté ». Dans ce sens, elle croit qu’il est possible de faire la politique dans le sens inverse. Or, il faut avoir du courage, travailler pour une vision du bien commun et non pas pour les votes.


Nous sommes aussi d’accord que de s’installer en région peut favoriser l’intégration des nouveaux arrivants. La famille Thúy s’est installée à Granby. Ma famille et moi avons choisi Longueuil. Certes, certains ne seront pas d’accord avec cette qualification de région pour la ville de Longueuil, mais pour la fille qui arrivait de la mégapole de Ciudad de Mexico et ses 8.9 millions d’habitants, Longueuil correspond à une région. Je pense aussi à Boucar Diouf, ou encore plus récemment à la municipalité de Saint-Nazaire au Lac-Saint-Jean qui après avoir accueilli des soudeurs mexicains a décidé de mettre en place une formation pour apprendre l’espagnol afin de faciliter la communication avec ces travailleurs.


Quand est-ce que l’on arrête d’être immigrant ? Cette question occupe mes pensées depuis un certain temps. Question à laquelle je ne sais pas quoi répondre. Pour Kim, c’est autrement, « c’était dès la première seconde. Quand on se sent accueilli, on se sent tout de suite chez soi. Et quand on se sent chez soi, on commence à construire avec ceux qui sont là » me répond-t-elle.


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Lire Kim Thúy m’a fait le plus grand bien, m’a réconciliée avec cette partie de ma vie que je préfère parfois ne pas y penser. Elle nous révèle le beau de l’être humain. Rencontrer Kim Thúy, dans ce café à Longueuil, a été l’une des plus belles rencontres que Le Pigeon Dissident m’ait permis de faire. Je la remercie d’avoir partagé son expérience avec moi et vous qui lisez ces lignes. « Parce que je crois que la beauté, c’est le meilleur véhicule pour apporter tout changement. La beauté nous interpelle tous », conclut-elle.


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