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Mollie Poissant

Le droit mène à tout [ce que je ne suis pas]


Nb. Ce texte est le fruit des recherches reliées au travail final présenté dans le cadre du cours SOL-1016 Déviance, exclusion et contrôle social donné par Renaud Goyer à l’automne 2019 au sein du Département de sociologie.


Étant passionnée par le droit du logement et les enjeux sociaux concernant les personnes judiciarisées, j’ai récemment voulu prendre un cours de droit social dans une université autre que l’Université de Montréal en vue de compléter mes crédits universitaires. Puisque le baccalauréat en droit comporte 101 crédits, il va de soi qu’il soit nécessaire de prendre cinq à six cours par session si l’on veut obtenir son baccalauréat en trois ans. Le personnel de soutien m’a mentionné que ce n’était pas possible de m’inscrire dans un cours de droit social dans une autre université puisque ce type de cours n’était offert qu’au certificat en droit et non aux étudiant.e.s du baccalauréat. Je devais donc prendre des cours dans la sélection de choix de cours de la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Or, il n’y a que très peu, voire aucun cours de droit social à la Faculté de l’UdeM. C’est ce qui m'amène à me poser les questions suivantes : pourquoi proposer un soi-disant choix aux étudiant.e.s de droit alors que leur parcours est hermétique ? Quel cursus universitaire désire-t-on offrir aux étudiant.e.s en droit ?


La notion de carrière est définitivement imbriquée dans le savoir juridique. Celui-ci vaut cher puisqu’il est « rare » dit-on. Il est rare parce que le commun des mortels ne connaît pas ses droits et ses obligations et doit s'enquérir auprès d’un.e spécialiste. À titre d’exemple, ma famille gaspésienne véhicule encore une idée erronée et médiatique du droit et de la carrière d’avocat.e. Par exemple, « Tu vas te battre en Cour » et « Les avocat.e.s, c’est tous des pourri.e.s » témoignent de l’ignorance des néophytes quant à la carrière juridique. En ce qui a trait à l’insuffisance de connaissances juridiques de la majorité des non-juristes, je ne peux passer sous silence ma famille ou mes ami.e.s affirmant avec certitude qu’ils/elles ont acquis un nouveau droit quand il est question de leur clôture ou de leur nouvelle hypothèque. Le savoir juridique est « rare » pour les familles pauvres ou de classes moyennes. Peu de ces personnes ont un membre de la famille ou un.e ami.e qui est juriste. Parce qu’encore aujourd’hui, et bien que l’on prône la démocratisation de l’éducation, la Faculté de droit rallie à ses troupes les classes sociales privilégiées. Peut-on simplement bénéficier du partage d’un savoir juridique citoyen sans nécessairement vouloir le capitaliser ?


Je ne veux ni la gloire, ni toujours avoir raison. Je ne souhaite ni la réussite ni le prestige social qui en découlent. Alors, qui sont ceux qui - implicitement - nous oblige à entretenir une relation carriériste avec notre domaine d’étude ? Les grands cabinets qui financent la majorité des activités étudiantes, le décanat qui promeut une rigueur traditionaliste dans la remise des travaux et des modalités d’évaluation et les étudiant.e.s dont moi qui sommes le produit de la pression parentale ou de la recherche de prestige. Parce que oui, bien que le milieu juridique change, le type de personne étudiant en droit demeure sensiblement le même. Je n’ai vu que très peu de parents-étudiants au sein du bac et encore, quelques têtes d’étudiant.e.s de première génération. De surcroît, les étudiant.e.s du certificat en droit sont majoritairement issus de minorités culturelles visibles et sont foncièrement plus âgés que ceux du bac. Toutefois, il n’y a aucune alliance ni communication avec les étudiant.e.s du baccalauréat en droit. Ce dernier est formaté de façon à s'essouffler, à compétitionner et il est si hermétique que, dès la première session, les « outsiders » quitteront le programme. Pourquoi me direz-vous ? À six cours par session dès la première session, il va sans dire que la Faculté ne cherche pas à concilier les salarié.e.s. ou les parents. Avoir un emploi à temps partiel pour pouvoir payer ses sessions universitaires est sans contredit un sacrifice important sur le temps alloué aux études. Dès le début du parcours, y a un processus d'élagage très rapide. Les personnes ayant lâché l’apprentissage du droit se sentiront tantôt impuissantes ou tantôt incapables, elles diront; « ce n’était pas fait pour moi ». Mais à bien y penser, c’est peut-être nos vies - multiples et complexes - qui ne sont pas faites pour la Faculté de droit. Et cette Faculté ne sait pas non plus s’adapter. Une histoire de prestige et de classes sociales demeure bien ancrée au sein de la Faculté et rien n’est réellement mis en place pour que l’administration s’adapte aux réalités des individus. En l’absence de visibilité d’autres alternatives, les autorités de la Faculté ont voulu me faire croire que j’étais une « outsider » et que j’étais très seule dans mon refus de pratiquer un type de droit mercantile. Pourtant, les chiffres parlent d’eux-mêmes, seulement 36 % des 26 000 membres de Barreau sont des avocat.e.s travaillant en cabinet privé. De ce nombre, seulement 6 % exercent en litige commercial ou en droit des affaires [1].


Bourdieu réitère : « Si différents soient-ils sous d’autres rapports, les étudiants considérés dans leurs propres rôles ont en effet en commun de faire des études, c’est-à-dire, en l’absence même de toute assiduité ou de tout exercice, de subir et d’éprouver la subordination de leur avenir professionnel à une institution qui, avec un diplôme, monopolise un moyen essentiel de la réussite sociale. Mais les étudiants peuvent avoir en commun des pratiques sans que l’on puisse en conclure qu’ils en ont une expérience identique et surtout collective [2] ».


« Les étudiant.e.s en droit » ne sont pas un agrégat. Nos chances scolaires se définissent encore selon notre origine sociale. Je parle ici de privilèges culturels. La culture du temps libre pour un.e étudiant.e bourgeois.e est beaucoup plus considérable. Ces personnes ont davantage de temps puisqu’elles ne travaillent pas puisqu’elles proviennent d’une élite qui subvient aux besoins de ses enfants. En conséquence, elles n’ont pas à se soucier du temps qu’elles allouent à leurs activités parascolaires comme l’implication au sein des nombreux comités de la Faculté ou du bénévolat auprès des cabinets. Cette latitude leur permet d’autant plus de ne pas être liée à un employeur ou un propriétaire. À ne pas s’y m’éprendre, je ne dis pas que tout.e.s les étudiant.e.s de la Faculté de droit sont issu.e.s des classes bourgeoises. Ce que je déplore, c’est une absence de visibilité pour les parcours atypiques, un manque de considération des autorités administratives pour les situations hors-normes ainsi qu’une méthode de correction austère et ferme. Bourdieu, dans son ouvrage Les Héritiers, écrit à ce sujet: « Enclin à s’engager totalement dans l’apprentissage scolaire et à mobiliser dans son travail les vertus professionnelles que valorisent son milieu (par exemple le culte du travail accompli difficilement et rigoureusement), l’étudiant des classes moyennes sera jugé sur des critères de l’élite cultivée que les enseignants reprennent volontiers à leur compte [...] »


Pendant trois ans, j’ai entendu les acteurs.trices de la Faculté marteler tel un mantra « Le droit mène à tout ». Évidemment qu’il mène à tout si l’on considère que « tout » est une conception injuste du droit excluant les soi-disant déviant.e.s. Ce qui est d’autant plus dérangeant, c’est la façon dont les enseignant.e.s reprennent ce mantra en y ajoutant presque comiquement « Le droit mène à tout … si l’on en sort. » Pour faire écho à cette phrase maintes fois entendue, je vous réfère à l’édition de Novembre 2019 du Pigeon Dissident concernant les enjeux de santé mentale à la Faculté. Pour tout dire, je suis maintenant à l’aube de l’obtention de mon sacro-saint baccalauréat en droit, je m’en suis sortie, mais je suis déjà fatiguée.

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Sources :

[1] Barreau du Québec, Sous la loupe des Barreaux de section 2017 - La cartographie de l’offre des services juridiques, 2017, p.14

[2] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers: les étudiants et la culture, Les Éditions de Minuit, 1964, p.24


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