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Laurent Desrosiers

Le congrès de Panama de 1826 : la ligue amphyctionique latine tuée dans l’œuf


La ligue amphyctionique, dont le nom dérive des termes « amphi », désignant ce qui est des deux côtés (comme amphibien), et « ktiones » faisant référence à des gens se trouvant en un certain territoire, constituait un modèle de regroupement de cités de la Grèce antique s’étant unies dans le but de défendre des intérêts communs. La plus célèbre de ces ligues fut celle de Delphes, constituée il y a près de 2600 ans, à l’époque dite archaïque, c’est-à-dire précédant le siècle des Lumières, de Périclès, des réformes clisthéniennes assurant l’égalité des citoyens, de la démocratie et des philosophes, afin d’assurer l’administration et la défense du temple, dédié à Apollon, de Delphes, que les Grecs chérissaient en raison de ses célèbres oracles. Les cités qui en faisaient partie s’engageaient, entre autres, à adopter certaines lois communes et à faire front commun en cas d’agression Une telle union, quoique singulièrement lâche, encore moins consistante que celle de l’actuelle Union européenne, joua tout de même un rôle dans l’accroissement du prestige et de la puissance grecque, tout en stimulant le contact avec l’étranger et le développement intellectuel. Bien des siècles après la disparition de cette institution, dans le Nouveau Monde, cette structure lâche de coopération refit surface dans l’esprit de certains hommes aux ambitions immenses. En effet, le Congrès de Panama en 1826 fut désigné par les contemporains comme étant le Congrès Amphyctionique, ce qui annonçait les ambitions à l’origine de sa convocation. En 1826, toute l’Amérique du Sud était profondément transformée, fraîchement émancipée de la Couronne espagnole qui, durant les trois siècles précédents, avait imposé ses desiderata. L’immense territoire, qui s’étendait de la Californie à la Patagonie, avait été, au début de la colonisation, sommairement divisé en deux vice-royautés, celles de la Nouvelle-Espagne (Amérique centrale, Caraïbes et Venezuela) et du Pérou (reste de l’Amérique du Sud). Ces entités différant considérablement en matière de démographie, de fermeté de la présence espagnole et de ressources, une tendance centripète accompagna les siècles : de nouvelles divisions territoriales apparurent pour accroître l’efficacité de l’administration et pour tenir compte de ses différences. Ainsi, la vice-royauté du Pérou donna naissance à celles de Rio de la Plata (Argentine) et de la Nouvelle-Grenade (Colombie, Équateur. Le Venezuela fut également inclus), laquelle se subdivisa elle-même lors de la formation de la capitainerie générale du Venezuela. Malgré les différences entre ces territoires, des dynamiques similaires y étaient à l’œuvre et ils connurent d’ailleurs des destins similaires. La colonisation de l’Amérique espagnole s’était inscrite en continuité avec la Reconquista, qui prit fin en 1492, l’année de l’expédition de Colomb. Après l’installation des musulmans au VIIe siècle, les chrétiens de la péninsule ibérique avaient essayé, à diverses reprises de reprendre du territoire, mais il y eut également de longues périodes d’accalmie, au cours desquelles les trois religions monothéistes purent cohabiter (convivencia), les membres de chacune d’entre elles pouvant aspirer à des postes d’importance. Ce furent des périodes fécondes pour la science. Cependant, au XVe siècle, à mesure que les chrétiens reprenaient du territoire, et encouragés par l’Église et l’Inquisition, des lois discriminatoires furent mises en place afin, entre autres, de bannir l’accès à des fonctions politiques. Des milliers de musulmans et de juifs, en raison de ces lois et des violences dont ils étaient l’objet, se convertirent, mais ne furent néanmoins pas au bout de leur peine, puisque des enquêtes pour déterminer le degré de pureté du sang (les termes utilisés étaient « limpieza de sangre », ce qui fait référence à son caractère « propre ») furent instaurées. Le système s’était ainsi racialisé : le terme razas apparut d’ailleurs dans les textes de lois. Les juifs, puis les Morisques (descendants des populations musulmanes s’étant converties, mais qui finirent par être néanmoins jugés non suffisamment assimilés) furent expulsés de la péninsule ibérique dans le siècle suivant la Reconquista. C’est dans ce contexte historique que s’amorça la conquête espagnole des Amériques (Comparez avec la dynamique à l’œuvre lors des tous débuts du Canada sous l’impulsion, notamment, de Pierre Dugua de Mons et Samuel de Champlain, originaires de l’ancienne province de Saintonge, diverse sur le plan confessionnel, à mi-chemin entre les territoires de langue occitane et d’oïl et s’enorgueillissant d’une identité provinciale faite de l’apport de divers peuples, et sujets du bon roi Henri IV né protestant et porteur, après des décennies de guerre religieuse dans le Royaume de France, d’un idéal de l’unité de la nation par la diversité, ce qui se refléta dans l’édit de tolérance de Nantes. Cette dynamique plus humaniste, malheureusement, représenta, et de loin, une exception dans l’histoire de la colonisation du Canada et des Amériques), qui s’accompagna de l’esclavage des Noirs et de l’asservissement des populations autochtones. Les créoles, Blancs nés en Amérique, disposaient également d’un statut inférieur aux Espagnols. En plus de ces distinctions ethniques, les colonies hispaniques américaines étaient des sociétés hautement inégalitaires, une poignée de grands propriétaires terriens et de commerçants ayant accaparé les richesses, notamment en vertu des monopoles accordés par la Couronne. Ces sociétés, étaient ainsi fort hiérarchisées et la mobilité sociale y était pratiquement inexistante. Les idées des Lumières, l’humanisme et le libéralisme rencontrèrent un terrain fertile en Amérique latine, en particulier chez les élites créoles, éduquées, tournées vers l’Europe et lasses des contraintes fiscales et juridiques qui brimaient leurs possibilités. Le temps des privilèges (du latin « privus », qui désigne ce qui est privé, et « lex », qui signifie loi) des Espagnols qui débarquaient en Amérique tirait à sa fin : les idées de l’égalité politique et de l’universalisme avaient séduit les esprits. C’est ainsi avec un grand intérêt que les colonies suivirent les révolutions américaine et française. Les événements du début du XVIIIe siècle leur donnèrent d’ailleurs une chance. En effet, pour parer la Deuxième coalition, Napoléon tentait alors de mettre en place un blocus maritime pour ruiner la perfide Albion. Cependant, ce blocus échouait par la faute des Portugais, alliés depuis des siècles avec les Anglais. C’est ce qui engagea les troupes françaises dans la péninsule ibérique, où ils nommèrent deux monarques. En réaction à cette intrusion étrangère, les diverses portions de l’Empire espagnol constituèrent des juntes, organisations devant en assurer la défense et l’administration. L’Amérique jura d’abord fidélité au roi détrôné, mais le continent louvoyait et profita de l’instabilité de la métropole pour engager le processus d’accession à l’indépendance. En une quinzaine d’années, de la Californie à la Patagonie, tous les Realistas, à l’issue d’un conflit sanglant, furent ainsi expulsés d’Amérique. C’est dans ce contexte que s’ouvrit le Congrès de 1826. Il avait pour but de définir le statut des anciennes colonies espagnoles. Le Congrès avait été organisé à l’initiative de Simón Bolívar, el Libertador, principal leader de la campagne de libération de la Nouvelle-Grenade et du Pérou et chaud partisan d’une Confédération latine. Il croyait que seule l’Union pouvait assurer la véritable indépendance des nouvelles républiques devant l’appétit impérialiste des Européens et des États-Uniens. Cependant, Bolívar, qui, dans sa jeunesse, avait voyagé en Europe et admiré le travail de Napoléon le consul (fin des exactions de la Terreur, réformes administratives, adoption du Code civil) suscitait méfiance et craintes. Beaucoup le voyaient comme un émule de Napoléon le despote, surtout depuis qu’il avait accepté le titre de dictateur du Pérou (charge qui, dans la république romaine, se distinguait surtout par sa durée limitée lors de périodes de crise) et le baptême d’un pays en son nom. Les tendances centripètes qui s’observaient déjà en Amérique, et alimentées par les ambitions personnelles de caudillos locaux, accentuèrent la méfiance devant ces projets d’une Confédération immense. En outre, les campagnes de libération avaient été ce que John Rawls qualifierait de consensus par recoupement. Outre les tenants de l’établissement d’une démocratie populaire, il y avait également des élites créoles qui avaient appuyé le projet pour s’attribuer les privilèges des Espagnols sans les partager, qui auraient ainsi voulu d’une révolution, hypocrite, de planteurs, à l’américaine. Ainsi, le Congrès de Panama de 1826 fut un échec. L’Argentine et le Chili déclinèrent l’invitation et seuls le Mexique et la Colombie signèrent le traité qui en découla, sans pour autant le ratifier ensuite. Le rêve de Bolívar s’écroula : la ligue amphyctionique latine, à peine évoquée, se dissipa tel un mirage. Le libertador, qui mourut quatre années plus tard, ne s’en remit jamais. L’Amérique latine non plus. Comment ne pas regretter la ligue amphyctionique en pensant aux guerres qui ont opposé les États qui l’auraient constitué ou lorsque, en 1846, les États-Uniens pilèrent sur le Mexique en gardant pour eux près de la moitié du territoire, riche en ressources qui feront la fortune des capitalistes ? Ou encore en pensant à l’Opération Condor, par laquelle les États-Uniens, systématiquement, financèrent les dictatures militaires, conservatrices et capitalistes contre les idéaux démocratiques, socialistes et populaires qui suscitaient les espoirs de millions de personnes de tous ces peuples. L’Amérique latine, qui n’avait pas su surmonter ses divisions, dût payer un lourd tribut, celui de l’impérialisme yankee et de la subordination de ses intérêts à ceux des industriels américains.


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