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Laurent Rioux-Boivin

L'identité, d'un océan à l'autre


« Il n’existe pas de Canadien modèle ou idéal… Une société qui met l’accent sur l’uniformité en est une qui créé l’intolérance et la haine. Ce que l’on continue de chercher au Canada sont les valeurs humaines : la compassion, l’amour et la compréhension. » Ces mots de Pierre-Elliot Trudeau incarnent la vision qu’il se faisait de la société canadienne; une société pluraliste, œuvrant d’un multiculturalisme décomplexé et dont l’identité repose sur l’ouverture à l’Autre.

Le conflit ferroviaire actuel met inévitablement au défi cette soi-disant identité canadienne; les barrages érigés en solidarité à la nation wet’suwet’en en sont le baromètre. Mais encore plus, ce conflit redéfinit (ou déchire) la base même de cette identité canadienne, terme en soi illusoire, en édifiant la « confédération » comme un pays atomisé (et non pluraliste).

La fracture première est explicite : « shut colonial violence », « reconciliation is dead », « paramilitary invasion on indigenous land ». Ces slogans brandis sur les pancartes de manifestants relatent un conflit direct entre le gouvernement canadien et les nations autochtones. Rejetant un néocolonialisme effronté, les manifestants ligués aux côtés des chefs héréditaires se portent à la défense d’un enjeu qui dépasse largement les frontières du pipeline Coastal Gaslink et même celles de la cause autochtone. Cependant, œuvrer pour cette dissidence des chefs héréditaires face au pipeline en construction n’est pas une panacée au support des Premières nations du Canada. L’enjeu est beaucoup plus complexe, beaucoup plus profond.

En entrevue pour The Globe & Mail, une matriarche wet’suwet’en soulevait sans gêne son opposition, ainsi que celle de son entourage, au mouvement de protestation. D’autres mentionnent les retombées économiques du projet et le malaise face au pouvoir décisionnel des chefs héréditaires, ceux-ci n’étant pas élus et ne représentant pas nécessairement l’opinion commune de la nation. À cela, il est facile de répondre que la pauvreté endémique des réserves est connue et que les chefs de bande, quoi qu’élus, se sont imposés comme mode de gouvernance par la Loi sur les Indiens, vraie bible du colonialiste. Plus difficile est de cerner ce que veulent exactement les wet’suwet’en. Et ce n’est pas en campant le gouvernement canadien d’un côté et les autochtones de l’autre qu’un consensus sera trouvé, qu’une identité sera établie.

Au contraire, cette dichotomie triviale ne rend pas compte des dissensions présentes entre les autochtones eux-mêmes; assimiler les Premières nations en une seule entité est un geste bancal, tant de la part du gouvernement que des manifestants qui peuvent, au final, en venir à s’approprier la cause autochtone pour d’autres fins.

Mais ce n’est pas que l’identité partagée entre Autochtones, gouvernement canadien et manifestants qui se trouvent minée. Celle des provinces l’est aussi, tant entre elles qu’à l’égard du fédéral et des Premiers Peuples.

Andrew Scheer, arqué dans sa position de chef d’opposition conscient que ses mots ne feront jamais place à l’action, a prôné la main dure. Envoyer l’armée. Justin Trudeau, en modéré, prêche le dialogue. Cette attitude n’est pas celle endossée par les provinces. Celles-ci, préférant une action concertée entre elles et une pression plus assumée de l’exécutif fédéral, ne cachent pas leur mépris envers l’autonomie et le statut de nation des Premiers Peuples. En effet, les provinces canadiennes entretiennent cette rupture entre institutions coloniales et autochtones en souhaitant voir les chemins de fer libérés et l’activité économique reprendre son cours en ignorant (ou effaçant) toute considération d’un point de vue autochtone.

Le premier ministre François Legault est de ce lot. Son cabinet ne s’est pas fait attendre pour demander une sortie rapide de cette paralysie ferroviaire, rabattant lâchement tout le poids de l’action sur la responsabilité du fédéral.

En visionnaire d’un Québec Inc. guidé par les simples intérêts commerciaux, l’Assemblée nationale caquiste n’hésite pas à user d’une rhétorique frondeuse, parlant d’une population « prise en otage ». Ce gouvernement « pragmatique » voit dans cette mise à pied des 450 travailleur.e.s du CN une conséquence navrante de la lutte « idéaliste » des autochtones pour le respect de leurs terres plus qu’une instrumentalisation des employé.e.s pour faire pression sur les acteurs gouvernementaux. Considérant surtout que l’entreprise a enregistré un bénéfice net de 1,134 milliard de dollars, en hausse de 18 %.

Or l’identité québécoise, dans ses relations avec les Premiers Peuples, n’est pas de cette trame. Plutôt que de procéder par coups d’injonctions et de pressions économiques, le Québec a eu l’habitude d’entreprendre des négociations authentiques et égalitaires, des dialogues de nation à nation. Si le Québec peut se distinguer fièrement par son nationalisme, c’est inévitablement par cette recherche du consensus qui a mené à la conclusion d’accords historiques. La Convention de la Baie-James, la Convention du Nord-Est ainsi que la Paix des braves font partie de ce lot. Ajoutons à ceux-ci la Grande Alliance, scellant un accord de 4,2 milliards de dollars entre le gouvernement caquiste et la nation Cri. Comme quoi lorsque le portefeuille de François Legault va bien, son nationalisme est capable d’être québécois.

Au final, ce qui prend racine dans une opposition des chefs héréditaires wet’suwet’en ratisse beaucoup plus large que ce conflit précis; cette dissension précise en fait ressortir d’autres. Le désaccord entre les chefs héréditaires et les chefs de bande rappelle celui des Canadiens face au pétrole qui lui-même rappelle les tensions entre les provinces et le gouvernement fédéral.

Alors que certains voient dans l’attitude du gouvernement Trudeau un ton réconciliateur et une médiation modérée, d’autres estiment que le racisme systémique et le néocolonialisme endémique modulent les institutions publiques, les discours et les gestes des gouvernements.

Le consensus est difficile. Définir le Canada, les Premiers Peuples et les provinces autour d’une identité commune est une entreprise ambitieuse d’une envergure certaine. Une vision manichéenne des choses n’aidera en rien. La crise ferroviaire ne peut se résumer à un conflit passager dans lequel les parties vont s’arquer dans leurs positions respectives. Si une chose est à retenir de cette impasse, c’est bien une réflexion sur le partage d’une identité partagée fièrement. Chose opportune, si on se rappelle que le chemin de fer promis par la John A. Macdonald lors de sa campagne de 1870 avait justement pour but d’unifier le Canada, « d’un océan à l’autre ».


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