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Marie de Santis

Tiger King, Kundera, et autres incidences du confinement



Il y a quelque chose de dantesque dans la façon dont la crise actuelle s’articule. Perte de repères, voyages annulés, plans anéantis, bris routiniers, isolement social, bref, inconvénients quelque peu aliénants de la quarantaine sur le plan individuel se confrontent au drame à plus large portée qui s’abat sur le monde, avec son lot quotidien de décès, de paranoïa et de mauvaises nouvelles. Se trouvant ainsi confiné, tiraillé entre ces deux pôles amers, l’être humain recherche activement, ou même désespérément, des distractions.


Les sources usuelles d’amusement se trouvent alors fusionnées et synchronisées autour du foyer, un espace clos, ce qui crée une certaine paralysie. Entre les messages d’entraide et de soutien, le foisonnement d’images humoristiques, les publications sarcastiques, les memes sur le confinement auxquels tous peuvent s’identifier, les montages amusants sur les tartelettes portugaises et les défis un peu creux proposés aux internautes, ces derniers se trouvent emportés dans un tourbillon statique et virtuel assez malléable, une frénésie pouvant changer de direction à tout moment.


Et c’est sur Tiger King, documentaire produit par Netflix, que vient de s’abattre l’euphorie collective pour contrer l’apathie générale et l’angoisse ambiante. Série la plus regardée du moment, son synopsis me semblait, de prime abord, peu captivant et son visionnement tout sauf nécessaire, mais c’était sans compter le pur génie qui s’est déployé devant mes yeux ébahis durant sept épisodes. Totalement absurde et abracadabrant, le documentaire fournit le divertissement parfait en temps de quarantaine, dépassant sans cesse les limites de la raison et de la probité, nous transportant dans un univers complètement décalé, mais bien réel. Certes, la morosité et l’ennui ne font qu’amplifier la mesure dans laquelle nous nous investissons personnellement dans la vie de Joe Exotic, ce propriétaire de zoo de l’Oklahoma aux pratiques louches et à la moralité douteuse, ou celle de Carole Baskin, sa meilleure ennemie, activiste des droits des animaux ayant possiblement - ou plausiblement - tué son second époux avant d’alimenter ses tigres avec sa dépouille, mais ces individus dangereusement flamboyants livrent un spectacle qui est, ironiquement, très rafraîchissant. Avec l’agilité d’une tragédie grecque et l’étude de fond propre aux œuvres naturalistes, Tiger King parvient à fournir un récit fascinant, mais jamais trop glauque, bien que jonglant avec des thèmes tels que la drogue, les animaux exotiques, les organisations sectaires, l’abus et la cruauté, le tout sur fond de viande avariée et de menaces de mort d’une rare violence.


Juste avant mon visionnement du documentaire, j’achevais ma relecture de L’insoutenable légèreté de l’être, célèbre roman de Milan Kundera dont l’intrigue se déploie dans la foulée du Printemps de Prague. L’écrivain tchèque, qui demeure pour moi l’un des rois de l’absurde en littérature, délivre bien souvent des réflexions pertinentes sur l’être humain. La façon dont il exploite le concept du kitsch et la pensée de Parménide, philosophe grec, dans l’œuvre en question, peuvent se rapporter à l’engouement étrange décrit précédemment. Par définition, le kitsch détruit et s’oppose à tout ce qu’il y a de négatif, de désagréable ou encore d’inacceptable en ce monde. Il est motivé par la pudeur humaine et dissimule la laideur du monde. Seulement, le kitsch se trouve menacé par le doute, les transitions sociétales et les moments d’incertitude, tout comme la légèreté de vivre est inévitablement reliée à la pesanteur. Pour Kundera, la gravité des évènements auxquels nous sommes confrontés fait rejaillir une certaine insouciance, caractéristique de l’ère moderne. La vie est donc obstinément paradoxale.


Ainsi, pour répondre à cet utilisateur de Twitter perplexe qui se demandait Why is this crap so popular, je dirais simplement que si Tiger King, royaume de la démesure, conteste le kitsch à grands coups d’injures crues et d’actes hasardeux, le documentaire, tout comme une grande variété de phénomènes quarantenaires, apporte de la légèreté en ces temps emplis de pesanteur, ce qui est toujours rassurant.










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