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Jérôme Coderre

Science politique et politique scientifique


« Quand un scientifique dit quelque chose, ses collègues doivent seulement se demander si c’est vrai. Quand un politicien dit quelque chose, ses collègues doivent d’abord se demander pourquoi il l’a dit »

Leo Szilard

Chaque crise, qu’elle soit diplomatique, sociale, économique ou autre, amène des experts à se prononcer publiquement et à offrir des analyses réfléchies sur les mesures à adopter. Revient alors au gouvernement la lourde tâche de prendre des décisions, plus ou moins inspirées des recommandations. La crise sanitaire que nous traversons ne fait pas exception, à la différence que les médecins, les épidémiologistes ou les scientifiques qui font la une actuellement ne relèvent pas de la même branche de la science que les diplomates, les sociologues ou les économistes. Alors que ces derniers qualifient leur science de sociale, d’humaine, les premiers associent à leur pratique une vérité inhérente, vérité que seule la « vraie science » possède. Ainsi, quand les acteurs du politique osent dévier des recommandations d’experts médicaux, la décision est vue comme dangereuse et dommageable puisque contraire à cette vérité objective de la science. C’est peut-être ce qui explique la timidité actuelle de nos gouvernements à prendre leurs distances des experts de la santé publique. Pourtant, cela ne fait qu’amplifier la crise sociale que nous traversons aussi.


La semaine dernière, en l’espace de quatre jours, les personnes âgées entre 60 et 69 ans sont passées de la catégorie des gens « à confiner », à celui de « aptes à aller travailler et à garder leurs petits-enfants ». Questionné à savoir si des motivations économiques avaient poussé le gouvernement à faire cette volte-face impressionnante, François Legault s’est tourné vers le Dr Arruda pour offrir une réponse vague, disant essentiellement que la science évolue et que « les choses changent ».


Bien sûr que la science évolue, c’est le principe même d’un virus nouveau que nous ne connaissons presque pas, mais ce n’est évidemment pas la véritable raison qui a motivé ce 180° politique, comme tente pourtant de nous le faire croire François Legault. C’est plutôt, bien sûr, une motivation économique. Le calcul est simple à faire : le gouvernement souhaite déconfiner petit à petit et renvoyer les gens travailler, mais réalise qu’une part considérable des 60-69 ans est sur le marché du travail. La solution est facile : changer la catégorisation des gens à risque pour permettre à ces gens de travailler.


Et cela est tout à fait légitime comme raisonnement ! Un bon gouvernement se doit d’écouter les experts de santé publique, mais aussi de considérer une multitude d’autres facteurs, comme l’économie, pour prendre une décision éclairée. C’est seulement dommage que François Legault ait été trop peureux pour prendre sur ses épaules le poids politique de son choix, se rabattant bêtement sur une explication « scientifique » qui n’avait rien de crédible.


Il va sans dire que c’était la réponse facile à donner. Les gens perçoivent la science comme objectivement vraie, et y déroger paraît dangereux pour la santé, alors se servir de celle-ci pour expliquer une décision politique est attrayant. Qui peut bien être contre la science ? La réalité, toutefois, est que la science elle-même n’est pas certaine de grand-chose présentement. De plus, manipuler ainsi les chiffres crée un faux sentiment de confiance chez les 60-69 ans, alors que la science ne leur est pas plus favorable maintenant qu’elle ne l’était la semaine passée.


Cela ne veut pas dire qu’il faille garder confinées ces personnes, au contraire, ce qui est déplorable est le manque de transparence dans les motifs qui justifient ce déconfinement. Parce que soyons clairs, le déconfinement doit se faire, même si cela nécessite de faire des compromis sur la santé. On souhaite minimiser les risques, évidemment, mais gardons en tête qu’un isolement prolongé n’a rien de souhaitable sur plusieurs niveaux.


Sans revendiquer un déconfinement extrême et rapide, je crois que les effets pervers du confinement s’accentuent un pas à la fois. Le vrai défi politique qui s’amorce sera celui de la transition vers le retour à un mode de vie plus normal, vaccin ou non.


Cela ne veut pas dire de ne pas écouter la science, cependant. On peut d’ailleurs se réjouir de voir à quel point la santé publique québécoise et le gouvernement travaillent de concert. C’est à en rendre jaloux des Américains qui suivent les chicanes Trump-Fauci comme un mauvais soap. N’empêche, personne n’y gagne à ce que les deux soient d’accord sur tout. Des dissonances occasionnelles nous permettraient de nous faire une tête sur les véritables motifs qui dictent les décisions politiques, en plus de ne pas miner la crédibilité de la santé publique, qui doit impérativement prendre ses distances de l’arène politique. Sans quoi on ne saura pas si la science du Dr Arruda est celle objective qu’elle prétend être, ou celle qui se synchronise avec les volontés politiques.


D’ailleurs, en complément de réponse à la question du déconfinement des 60-69 ans, le Dr Arruda s’est porté à la rescousse de son premier ministre pour confirmer que la science était derrière ce revirement de situation, sous prétexte que la santé publique était « à l’écoute des différents intervenants ». Pourtant, le rôle d’Arruda est justement de nous dire ce qui est le mieux du point de vue de la santé strictement, et d’ensuite laisser les intervenants, dont le bureau du premier ministre, interpréter les recommandations, et de les agencer avec les autres préoccupations actuelles. Ce n’est pas au Dr Arruda de jouer la game politique.


La raison pour laquelle c’est François Legault et non Horacio Arruda qui dirige le Québec, c’est que le premier a été élu pour décider, alors que le deuxième est payé pour faire des recommandations et que son poste ne sera pas sujet à une élection dans 2 ans.


Au début de la crise, les solutions étaient plutôt simples. Confiner était la chose à faire et la science nous le confirmait. Depuis quelques semaines, le portrait est beaucoup moins clair. Des études, comme celle de T.J. Rogers publiée dans le Wall Steet Journal (1) nous font remettre en question la valeur d’un confinement à l’extérieur des grands centres urbains. Et des pays comme la Suède offrent des approches bien différentes de la nôtre face à cette pandémie. De plus en plus, il devient primordial pour les gouvernements de reprendre le contrôle du message, et de graduellement élargir le spectre d’experts à écouter.


Une chose demeure certaine cependant. C’est encore aux experts médicaux d’expliquer la science, pas aux politiciens. François Legault a commis une grave erreur en tentant lui-même d’expliquer le concept d’immunité collective. C’était purement et simplement de la récupération politique, vu la popularité d’une telle solution. En se rétractant quelques jours plus tard, on est en droit de se demander deux choses : Legault utilise-t-il simplement la science quand elle justifie ses décisions ? Et la santé publique croit-elle vraiment au bien-fondé de cette approche, ou est-elle manipulée par des volontés politiques ? Depuis ce temps, on ne peut qu’analyser avec scepticisme les recommandations de la santé publique, de peur que la nécessaire impartialité fasse défaut.


À mesure que nous entrons dans une autre phase critique de cette pandémie, l’étanche cloison qui doit séparer la science politique de la politique scientifique se désagrège progressivement, et nous devrions nous en inquiéter.


Notes :

[1] https://www.wsj.com/articles/do-lockdowns-save-many-lives-is-most-places-the-data-say-no-11587930911


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