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Simon Baban Roy

Du rire aux larmes


QUAND LE RIRE NE SUFFIT PLUS


La semaine dernière, croyant me prévaloir d’un droit fondamental, j’ai critiqué la publication Facebook d’un humoriste, laquelle présentait un montage photo de Jérémy Gabriel adoptant une posture semblable à celle qu’affectionne M. Burns, l’un des personnages du populaire dessin animé Les Simpson. La riposte de l’humoriste ne se fit pas attendre...


LE CHOC DES TITANS


À peine l’humoriste avait-il publié ladite réplique que les foudres de ses fans se mirent à fondre sur moi. Autrement dit, forts de la bénédiction de leur « maitre à penser », les fidèles se sentirent dès lors fondés à répandre leur fiel à tout vent.


Parmi les commentaires auxquels j’ai eu droit, il y avait de petites railleries inoffensives, dont certaines, quoique cinglantes, m’ont tout de même arraché un sourire. Mais, au bout d’un moment, ces boutades finissaient inexorablement par se noyer dans une mer d’attaques personnelles lancées sous forme d’insultes. À l’occasion, et ce contre toute attente, un commentaire constructif venait rompre le ton, mais sans plus.


LE CHOC DES IDÉES


Aussi ironique que cela puisse paraitre, dans cette guerre de mots, deux factions pourtant rivales s’affrontaient pour une même cause : la liberté d’expression. Sous mon pavillon, aucun effort ne fut ménagé pour faire comprendre à l’adversaire qu’il était insensé de chercher à museler quelqu’un en brandissant sous son nez le glaive de la liberté d’expression. L’esprit de contradiction régnant en maitre sur les troupes ennemies, nos efforts se révélèrent vains. Je n’en croyais pas mes yeux : ceux-là mêmes qui, dans la foulée de l’affaire Mike Ward, se targuaient de défendre la liberté d’expression semblaient maintenant bien aises de faire voler celle-ci par-dessus les moulins. Ne critique pas leur humoriste chéri qui veut... Non, monsieur !


Bien qu’elle puisse paraitre anodine, cette propension qu’ont certains fans à niveler par le bas a de quoi inquiéter. Et pourquoi cela, me direz-vous? Pour la simple et bonne raison qu’elle laisse présager un réel problème de société, notamment en ce qu’elle témoigne d’un système de valeurs et d’intégrité à géométrie variable désormais fermement ancré.


LES ÉCHOS DE L’AFFAIRE MIKE WARD


Ainsi, dans l’affaire Gabriel c. Ward, j’estime, peut-être à tort, que la grande majorité des fans de Monsieur Ward ont agi à l’instar de mes détracteurs. Les uns comme les autres se sont portés à la défense d’un humoriste, et ce, avant même de prendre le recul nécessaire à tout type de réflexion. À la fois juges et parties, ils ont posé sur la situation un regard on ne peut plus tendancieux. Logique oblige, le résultat de cette vacillante démarche ne manqua pas d’être un désastre.


Mais comment expliquer ce phénomène?


À mon sens, ce nivèlement par le bas tient au fait que, à force de laisser parler les émotions avant la raison, certains en viennent à se réfugier derrière les pires faux-semblants qui soient, quitte à se vautrer dans l’hypocrisie la plus crasse. Dans le cas qui nous occupe, les fans invétérés de nos deux humoristes se sont accrochés à la première cause qu’on leur a balancée. Mais qui diable accepte de voir sa pensée ainsi modelée?


À la lumière de ce qui précède, tout porte à croire que la plupart de ceux et celles qui se sont rangés derrière Mike Ward ont en fait soutenu leur humoriste préféré, et non la cause que celui-ci a brandie haut et fort en guise de défense devant le Tribunal des droits de la personne. À plus forte raison, il y a fort à parier que ces mêmes fans se seraient probablement empressés de jeter ladite cause aux orties pour aider la « milice du bon gout » à mener au bucher un humoriste qu’ils détestent. Dans un tel contexte, il est évident que la cause choisie relève davantage du prétexte que d’une profonde conviction. N’y voyant pour sa part que du feu, le public fait servilement le jeu du maitre...


Devant un tel laxisme intellectuel, je ne peux faire autrement que de m’interroger : mais quand avons-nous, en tant que société, choisi d’élever Mike Ward au rang de porte- parole de la liberté d’expression? Qui plus est, en agissant avec aussi peu de discernement, ne sommes-nous pas en train de minimiser le rôle que devraient normalement jouer nos droits et libertés fondamentaux?



PÉCHER D’EXCÈS POUR DÉNONCER L’EXCÈS

Avec égards, je crains que Monsieur Ward n’utilise la liberté d’expression à très mauvais escient. Du haut de sa tribune, il brandit avec l’énergie du désespoir notre Charte pour défendre un gag pourtant dénué de toute portée revendicatrice.

Est-ce là la portée que notre société souhaite donner à la liberté d’expression? Si oui, est-il nécessaire de pousser l’audace jusqu’à préférer ladite liberté au respect le plus élémentaire qui soit, à savoir le respect de son prochain? Enfin, la « constitution » de Mike Ward est-elle assez solide pour lui permettre de coltiner une cause aussi lourde de sens?

Pour ma part, je doute que la liberté d’expression ait besoin d’un cheval de bataille aussi mal en point que celui que Mike Ward a choisi de chevaucher dans le combat qu’il a mené contre Monsieur Gabriel et sa famille. Qui plus est, dans le cas qui nous occupe, le cavalier n’est guère plus crédible que sa monture.

À tort ou à raison, je persiste et signe : non seulement Mike Ward n’a pas l’étoffe du justicier qu’il se targue d’être, mais son combat est dénué de tout fondement susceptible de faire avancer la cause qu’il prétend défendre.

Premièrement, Ward ne s’est jamais réclamé du statut d’artiste engagé (du moins pas avant ses démêlées avec la Commission des droits de la personne). Cela étant, l’humour de Ward se voit cantonné au seul domaine du rire, et la portée de son message s’en trouve forcément restreint.

En second lieu, à en juger par son attitude, l’humoriste semble plus intéressé à transgresser les limites de son art qu’à les repousser. Le hic, c’est que cette approche comporte son lot de risques. Lorsque mal calculés, ces risques peuvent parfois s’avérer fatals. Quoi qu’il en soit, dans un cas comme dans l’autre, l’artiste doit être prêt à assumer sa part de responsabilités. Et c’est précisément ce que Mike Ward se refuse à faire !

À fortiori, sa réaction face au verdict est d’autant plus répréhensible qu’il était bien au fait des risques inhérents à son écart de conduite. Vous n’aurez qu’à visionner le fameux numéro pour vous en convaincre. En choisissant de présenter son gag sous sa forme la plus crue, Ward, en toute connaissance de cause, s’est lui-même livré à la vindicte populaire, n’en déplaise aux plus entêtés de ses admirateurs. Il convient toutefois de rendre à César ce qui revient à César...

L’ART DE TIRER PROFIT D’UNE SITUATION DÉSAVANTAGEUSE

L’illusion

À sa décharge, donc, Monsieur Ward a fait preuve d’une grande ingéniosité dans l’élaboration de sa défense (ou devrais-je plutôt dire subterfuge). Tirant avantage du soutien indéfectible de ses collègues et de la crédulité de bon nombre de ses fans, Ward a réussi à transformer un débat autrement stérile en un débat des plus féconds. Sa stratégie : l’humoriste a martelé sur toutes les tribunes que le jugement rendu dans son dossier était susceptible de créer un dangereux précédent, notamment pour le monde artistique.


LE RETOUR DU BALANCIER

La réalité

Avec égards pour l’opinion contraire, et en dépit de ce qu’on tente par tous les moyens de nous faire avaler, dans les faits, ce jugement ne risque pas de museler nos comiques, du moins pas en substance. Tout au plus, la nouvelle donne forcera les humoristes à soigner davantage la forme de leurs textes. Cela étant, seuls les sujets susceptibles de soulever inutilement les passions devront faire l’objet d’un traitement particulier. Par conséquent, l’humour trash pourra demeurer aussi corrosif qu’il l’était avant le verdict. En contrepartie, l’humoriste, lui, devra faire contre mauvaise fortune bon cœur et revoir la façon dont il présente certains de ses gags. En d’autres mots, il devra, dans quelques cas maintenant bien définis, prendre certaines précautions oratoires afin d’éviter que la forme n’en vienne à occulter le fond de son propos.

Aux grands « mots » les grands remèdes

En tenant compte de ce qui précède, nous pouvons maintenant nous poser les deux questions suivantes : la solution à l’impasse que traverse actuellement le monde de l’humour serait-elle plus simple que ne le laissent croire nos humoristes? Si oui, quelle est-elle?

En tenant pour acquis que la réponse à la première question se veut affirmative, passons directement à ladite solution.

Je crois, et ce en toute humilité, que la réponse à cette impasse se trouve dans la relation liant le fond et la forme de tout numéro d’humour. Permettez-moi de préciser ma pensée.

L’essence même de l’humour « noir » nait du fragile équilibre qui lie les notions de fond et de forme. Loin d’être accessoire, cette interdépendance est, à mon sens, le secret d’un numéro en tout point réussi. Selon ce postulat, il y a risques de dérapages chaque fois que cet équilibre est menacé. Vous l’aurez deviné, c’est ce défaut d’équilibre qui est à l’origine de l’incartade reprochée à Mike Ward.

Et comment s’articule ce fameux équilibre?

La forme doit, en tout temps, être au service du fond, et non l’inverse. En respectant cette simple règle, l’humoriste donnant dans l’irrévérence et la subversion sera à l’abri de toute poursuite. Cette théorie s’applique évidemment à Monsieur Ward, lequel devra apprendre à user de plus de finesse dans son écriture (du moins au Québec), ce qui, entre vous et moi, n’est pas la mer à boire, surtout pour un humoriste de sa trempe...

À preuve, cette théorie a plus d’une fois fait ses preuves par le passé. À titre informatif, permettez-moi de vous rappeler que Mike Ward n’est pas le seul humoriste à s’être payé la tête des handicapés.

Les exemples d’humoristes qui ont su repousser les limites de leur art sont légion. Il n’y a qu’à penser à Jean-Marc Parent, qui, dans les années 90, incarnait avec brio un homme souffrant de paralysie cérébrale. Plus récemment, Maxime Martin a exhibé son scrotum sur scène, tandis que Martin Matte nous fait grincer des dents dans chacun des épisodes de sa série Les beaux malaises. Soulignons également la proverbiale œuvre de Monsieur Yvon Deschamps, qui, rappelons-le, maitrisait à merveille l’art d’éveiller les consciences. Et il ne fait aucun doute que d’autres artistes viendront s’ajouter à cette liste.

Pour toutes ces raisons, j’estime qu’il est temps pour Mike Ward de faire preuve de maturité et de lâcher du lest, l’orgueil mal placé étant bien mauvais conseiller. Pour ce faire, un rigoureux examen de conscience s’impose.

Bien que je ne sois pas un exemple de vertu, je peux reconnaitre que certaines blagues, quoiqu’hilarantes, sont de mauvais gout, voire tout simplement inacceptables. Dans cet ordre d’idées, j’aimerais rappeler à Monsieur Ward que, contrairement à ce qu’il semble croire, la réussite d’un gag ne se mesure pas uniquement aux éclats de rire qu’il génère, mais aussi aux répercussions, tant positives que négatives, qu’il est susceptible d’engendrer. À preuve, j’ai moi-même ri à gorge déployée la première fois que j’ai regardé le numéro sur le Petit Jérémy...

Qui aime bien châtie bien

Au risque de vous étonner, je ne nourris aucune haine envers Mike Ward, même que je compte parmi ses nombreux fans. Humoriste de talent, Mike est sans conteste l’un des artistes les plus influents de notre époque. Il s’est plus d’une fois montré à la hauteur de son titre, et la polémique dont il a fait l’objet ne risque pas de changer la donne. L’erreur étant humaine, ce pas de clerc ne représente qu’une tache à un dossier par ailleurs immaculé. Cela étant, je ne suis pas de ceux qui boycotteront l’humoriste. Il convient toutefois d’user de discernement...

Malgré tout le respect que j’ai pour le travail de Mike, il m’est tout simplement impossible d’accorder droit d’asile à l’attitude qu’a eue Mike à l’endroit de Jérémy Gabriel. Faire autrement reviendrait à déroger à mes principes. Je demeure donc convaincu que les propos tenus à l’endroit du jeune homme représentent la limite à ne pas franchir dans une société qui se veut égalitaire.

En terminant, je me permets de faire miens les mots prononcés par Pierre Desproges. Répondant à la question « Peut-on rire de tout en humour? », l’humoriste y est allé de cette réflexion :

« On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde! »

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