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Lydia Amazouz

Le Québec a manqué sa chance



Le 19 aout 1994, le premier ministre du Québec, Daniel Johnson, annonce en pleine campagne électorale un programme de 100 millions de dollars pour créer une industrie du véhicule électrique. « L’objectif est de faire en sorte qu’une automobile électrique conçue et fabriquée au Québec soit commercialisée partout dans le monde d’ici l’an 2000 », dira-t-il ce jour-là. Cependant, en 2016, aucune trace de voiture électrique québécoise sur nos routes. Retour sur ce projet qui fut mystérieusement étouffé dans l’œuf.


C’est au physicien québécois Pierre Couture que nous devons l’invention du moteur-roue. À l’époque, il est chercheur à l’Institut de recherche d’Hydro-Québec (IREQ). Ses travaux commencent au début des années 1980 et, le 30 aout 1994, il dévoile enfin son moteur-roue à couplage magnétique. En bref, le moteur-roue est un moteur refroidi à l’air dont la seule pièce mobile est le boitier extérieur qui tourne avec le pneu. La force de rotation est purement magnétique.


Quelques mois plus tard, le 1er décembre 1994, Pierre Couture présente aux médias plus qu’un moteur électrique : le groupe de traction Couture. Il s’agit d’un concept global de voiture hybride, à essence et à électricité. Une batterie normalement utilisée pour le démarrage des avions est placée à l’arrière de la voiture. Celle-ci envoie rapidement de l’électricité aux quatre moteurs-roues, ce qui permet de bonnes accélérations. Les moteurs étant réversibles, ils servent aussi à faire freiner la voiture. Dans cette situation, ils deviennent des génératrices qui rechargent la batterie. Malgré cela, après environ 65 km, la batterie sera vide, mais une génératrice actionnée par un moteur à essence s’occupe de la recharger automatiquement. De plus, toute la gestion des éléments du système est faite par ordinateur et ceux-ci sont reliés par fibre optique. Pierre Couture dira à ce sujet : « Cette technologie a une souplesse très grande puisque tout est contrôlé de façon numérique. C’est par logiciel qu’on reconfigure la voiture. »


On le sait aujourd’hui, la voiture à essence pollue beaucoup, mais est aussi très inefficace énergétiquement, surtout lors du freinage. Pierre Couture venait répondre à ces deux problèmes avec son groupe de traction. En effet, celui-ci utilisait l’énergie du freinage pour recharger la batterie et réduisait de 85 % la consommation d’essence, et par le fait même, les émissions polluantes.


Avant l’arrivée des Tesla, un des arguments contre la voiture électrique était qu’elle n’avait pas d’assez bonnes performances. Pierre Couture était très conservateur quant aux capacités de son groupe de traction, car il ne voulait pas que ses compétiteurs sachent à quel point ce dernier était avancé. En 1995, ses moteurs étaient trois fois plus puissants qu’il ne le disait. Chaque roue pouvait produire 95 chevaux, soit un total de 380 chevaux (autant qu’une Ferrari F355 de la même année). De plus, chaque moteur avait une force de torsion de 1200 Nm (ou 885 lb-pi, synonyme du couple dans les voitures). À l’époque, c’était presque trois fois plus que le moteur d’une Corvette à plein régime, qui ne développait que 475 Nm, ou 350 lb-pi. La raison de cette puissance est que Pierre Couture était plus intéressé par le freinage que par l’accélération. Il voulait que ses moteurs récupèrent toute l’énergie du freinage. Son groupe de traction remplaçait alors, dans une voiture à essence ordinaire, les freins, le moteur, la transmission, le différentiel, le radiateur et même la servodirection. Il avait fait breveter la possibilité de diriger un véhicule en jouant avec la poussée des deux moteurs avant.


En février 1995, Pierre Couture et son équipe avancent tellement bien qu’ils prévoient qu’un groupe de traction complet sera installé fonctionnellement dans une voiture dès le mois de septembre. Il manque pourtant plusieurs dispositifs importants. En mars, leur premier prototype de régulateur de tension (dispositif qui assure que le véhicule maintienne la puissance nécessaire pour le fonctionnement de ses composants électriques) dépasse largement les attentes. Avec une simple batterie de 24 V, le régulateur pouvait fournir 300 V au moteur. À la fin juin, ils réussissent à miniaturiser et à comprimer un convertisseur de courant (appareil qui transfère le courant continu de la batterie en courant alternatif) dans quatre petits boitiers à l’intérieur du moteur, exploit qui n’avait jamais été réalisé et que plusieurs experts qualifiaient d’impossible. À l’été 1995, l’équipe de Pierre Couture compte sept brevets américains, un succès remarquable.


Tout semblait aller comme sur des roulettes. Cependant, en aout 1995, Hydro-Québec abandonne son projet de voiture électrique. Pourquoi?


Le 29 juin 1995, Armand Couture, président d’Hydro-Québec, visite le laboratoire Pierre Couture avec son conseil d’administration. Documentée par l’émission Découverte, la conversation se déroule ainsi :

« Armand Couture : Alors, ça vaut combien cette affaire-là si demain matin, je dis ”on vend ça”? On va aller en appel d’offres et on va mettre votre produit en vente... Dix millions, vingt millions?

Pierre Couture: Entre cinq milliards puis zéro!

A.C. : Là, il faut décider si au début aout, on vote des fonds additionnels considérables. On est un peu hésitants... Une solution, c’est peut-être de vendre?

P.C. : Je sais pas, tout est possible.

A.C. : Si quelqu’un veut investir... Je regarde les compagnies qui veulent développer ça, là... Ils ont au-dessus d’une centaine de millions! Nous autres, on est des petits joueurs : on va mettre 500 000 $, un million par mois.

P.C. : La différence c’est que nous, on l’a, la solution. On va pas la chercher, on l’a!

A.C. : Si on l’a, on est capable de la vendre! »


Aux yeux de plusieurs chercheurs, c’est l’histoire qui se répète. Dans les années 50, les ingénieurs canadiens avaient créé le meilleur avion de chasse au monde : le Avro Arrow. Le gouvernement de Diefenbaker, face aux couts importants et à la peur d’affronter les Américains, avait préféré le détruire. Cette annulation en 1959 reste encore une histoire d’intrigue politique et de controverse.


L’équipe de Pierre Couture ne baisse cependant pas les bras. Elle décide d’enregistrer les vraies performances du groupe de traction. S’enchainent alors les tests de puissance et d’accélération; on découvre que la puissance de chaque moteur-roue n’est pas de 25 kW comme on le disait, mais de 70 kW. L’équipe montre aussi sa génératrice, capable d’allumer 204 ampoules de 100 W, soit 20 kW de lumière, puissance suffisante pour chauffer une grande maison durant l’hiver. Malgré tout, le 3 aout 1995, Hydro-Québec ordonne qu’on ne travaille que sur le moteur et qu’on oublie tout le reste. Une semaine plus tard, Pierre Couture donne sa démission à titre de directeur du projet, et 17 de ses collaborateurs signent une lettre de protestation. Le problème : le seul moteur, sans les autres composantes, ne peut pas faire avancer une voiture.


Jacques Germain, représentant d’Hydro-Québec dira, à la conférence de presse du 3 aout : « On est tout p'tit l'Hydro comparativement à GM, Ford et Chrysler, puis il faut faire comme de la guérilla technologique et se concentrer là où on est forts et aller très vite pour protéger la propriété intellectuelle». Il y a deux problèmes dans son intervention. Premièrement, quelle propriété intellectuelle? Aucun brevet n’a été attribué à son équipe depuis le départ de Pierre Couture, et même la génératrice n’a jamais été brevetée. Deuxièmement, « aller très vite » est ce qu’ont fait Ford et Chrysler, justement, en construisant respectivement la Synergie 2010, et l’Intrepid ESX, deux véhicules munis de moteurs-roues et d’une génératrice.


Sans ses inventeurs, Hydro-Québec traine de la patte. Même en ayant dépensé autant d’argent qu’en demandait Pierre Couture pour compléter son groupe de traction, l’équipe n’a toujours pas terminé le moteur. On se demande même si le projet pourra continuer, car il n’a toujours pas d’acheteurs ni de partenaires.


Des partenaires, Hydro-Québec aurait pu en avoir. Ce dont le projet avait besoin, c’était une alliance avec un constructeur automobile, américain par exemple, qui aurait pu intégrer le groupe de traction Couture à ses véhicules. Cependant, cela nécessitait d’importants investissements dans un climat hautement risqué. Dans ces années-là, il n’y avait pas de politique sur les changements climatiques, ni aucun incitatif réel et immédiat encourageant de potentiels acheteurs à l’acquisition d’une voiture électrique, qui leur aurait couté cher.


Et si Hydro-Québec, dépourvue de partenaires, avait construit sa propre voiture?

Il ne le pouvait tout simplement pas. En janvier 1965, le Canada et les États-Unis ont signé le Automotive Products Trade Agreement, mieux connu sous le nom du « Pacte de l’auto ». Ce pacte obligeait les fabricants de pièces automobiles canadiens à vendre leur marchandise à l’industrie automobile américaine exclusivement, ce qui a engendré un monopole protégé des géants américains de l’automobile au Canada, empêchant la genèse d’une industrie nationale. La construction d’une voiture québécoise était donc impossible.


***

En 2015, l’équipe qui travaille encore sur le développement du moteur-roue se voit octroyer un financement de 3.7 M$ (des pinottes...). Le projet du moteur-roue n’a toujours aucun partenaire, ni acheteur, ni débouché commercial sérieux dans le marché de l’automobile, car c’est le groupe de traction Couture, dans son intégralité et par son utilisation efficiente du moteur-roue, qui constituait la véritable révolution. Après l’abandon du groupe de traction, aucune chance de commercialiser le moteur-roue tout seul.


Parallèlement, le jeune constructeur Tesla Motors en est à sa troisième année de livraison de sa Model S. Berline luxueuse, puissante et rapide qui a créé un hype jamais vu auparavant, la Model S bat la concurrence des voitures à essence sur tous les aspects techniques. La raison pour laquelle Tesla fait fureur, c’est que leurs produits sont des véhicules extraordinaires, tout en étant alimentés par une technologie propre. Le hype provient des performances, pas de l’électricité. Cependant, dans les années 90, un prototype fonctionnel incorporant le groupe de traction Couture aurait fourni des résultats supérieurs, relativement à l’époque, à ceux du groupe de traction employé par Tesla aujourd’hui. Le problème, c’est que la direction d’Hydro-Québec a tellement manqué de vision qu’elle a raté sa chance de réussir le même exploit que Tesla aux dépens de la concurrence dans le segment des véhicules à essence, largement surpassés, et ce alors que le segment hybride/électrique n’existait même pas encore.


Le gouvernement du Québec, par son manque flagrant de vision, d’initiative et de leadership, a laissé passer une opportunité incroyable d’élever l’ingénierie et l’industrie québécoises sur la scène mondiale en abandonnant le développement du groupe de traction Couture.


À la lumière des erreurs manifestes du passé, tâchons d’inciter le gouvernement à aller de l’avant dans ses décisions d’investissement futures.

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