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Sophie Béland et Laurence Hortas-Laberge

On ne naît pas minoritaire : on le devient



L’idée d’écrire un article sur l’implication des étudiantes dans la vie facultaire nous est venue lorsque nous avons consulté l’édition de janvier 2017 du Pigeon Dissident. Sur un total de 18 articles, seulement deux avaient été écrits par des étudiantes. Disons simplement que, pour une Faculté de droit comptant environ 65 % d’étudiantes, cette absence des femmes parmi les auteurs du journal nous a fait sourciller. Écrire un article sur le sujet nous est donc apparu comme une manière de contribuer à renverser cette tendance.


Nous avons alors décidé de jeter un coup d’œil à l’implication des étudiantes au sein de l’exécutif du Pigeon et de l’exécutif de l’AED, parce que là encore, force est de constater que les étudiantes sont plutôt absentes. Seulement deux membres de l’exécutif de l’AED, sur un total de neuf, sont des étudiantes, tandis que dans l’exécutif du Pigeon, on parle d’une seule étudiante sur un total de huit membres.


Nous nous sommes donc demandé si cette faible participation des étudiantes était une exception, ou bien si ce phénomène était l’expression d’une tendance. Pour dresser un portrait de la situation, nous avons compilé des statistiques relatives à la proportion d’étudiantes parmi les auteurs du Pigeon et dans l’exécutif de ce dernier, ainsi qu’au sein de l’exécutif de l’AED et du C.A. de l’AED, pour la période allant de l’année universitaire 2006-2007 à l’année 2016-2017.


Nous nous sommes intéressées à ces instances en particulier en raison du rôle qu’elles jouent dans la vie facultaire. Le Pigeon Dissident est une plateforme qui permet la prise de parole et la diffusion d’opinions à la grandeur de la Faculté. L’exécutif de l’AED a quant à lui un mandat de représentation des étudiants à l’intérieur de la Faculté ainsi qu’à l’extérieur de ses murs, et assume la gestion des questions sociales, académiques et professionnelles qui touchent directement les intérêts des étudiants. Enfin, le C.A. de l’AED assume des fonctions décisionnelles relativement à des dossiers qui concernent l’association étudiante à long terme. Nous n’avons pas comptabilisé les chiffres concernant les 27 comités de l’AED depuis 2006-2007 puisque chaque comité en lui-même n’a pas le mandat de représenter tous les étudiants de la Faculté, contrairement à l’exécutif de l’AED et au C.A.


Les tableaux  1  et  2 présentent les résultats de nos recherches. Afin de bien apprécier la portée de ces chiffres, il est important de garder en tête que depuis 2006, la proportion d’étudiantes inscrites au baccalauréat en droit à l’Université de Montréal a fluctué entre 64 % et 68 %.




Nous avons d’abord constaté que lorsque l’équipe du Pigeon comptait 5 à 8 filles, les étudiantes ont écrit en moyenne 68 articles par année, contrairement aux années où l’équipe ne comptait que 1 à 4 filles, au cours desquelles les étudiantes ont rédigé en moyenne 40 articles. Le nombre total de membres dans l’équipe du Pigeon a fluctué au fil des années, mais cela n’empêche pas qu’un plus grand nombre d’exécutantes a entrainé une plus grande contribution des femmes dans le journal.


Ensuite, afin de mieux comprendre pourquoi les étudiantes sont toujours minoritaires au sein de l’exécutif de l’AED, et pourquoi celles-ci sont aussi beaucoup moins nombreuses à écrire dans le Pigeon Dissident, nous avons entrepris de mettre sur pied un sondage, auquel ont répondu 201 étudiant(e)s au baccalauréat en droit. Plusieurs données valent la peine d’être partagées, puisqu’elles nous aident à cerner certains facteurs qui causent l’effacement des étudiantes de ce que l’on peut appeler la sphère « publique » de la Faculté.


Nous avons d’abord remarqué que les étudiantes sont proportionnellement deux fois plus nombreuses que leurs collègues masculins à penser qu’elles n’ont pas les capacités nécessaires pour rédiger un article pour le Pigeon. Ensuite, le sondage nous a permis de confirmer une impression que nous avions par rapport au fait que les femmes prennent beaucoup moins souvent la parole en classe que les hommes. Notre sondage nous a révélé que 33 % des étudiantes ne prennent jamais la parole en classe, comparativement à 14 % de leurs collègues masculins. Cela s’explique certainement par le fait que 39 % des étudiantes ont rapporté ne pas être à l’aise d’intervenir en classe, alors que seulement 18 % des étudiants ont dit être dans cette situation. Il est évident que si les étudiantes ne sont pas à l’aise de prendre la parole en cours, elles ne seront pas portées à prendre la parole à la grandeur de la Faculté. C’est pourquoi il était important pour nous de souligner cette problématique et d’y trouver des solutions.


L’implication des étudiantes dans la sphère « publique » ou « politique » de la Faculté est cruciale. Elle peut non seulement permettre aux étudiantes de développer certaines habiletés qui leur seront utiles dans leur future carrière de juriste, mais elle peut aussi leur permettre de partager leur vision et leurs expériences avec la communauté étudiante. C’est dans cette optique que nous sommes allées rencontrer l’Honorable Éliane Perreault, juge à la Cour supérieure et première présidente de l’Association des étudiants en droit de l’Université de Montréal (1983-1984). Nous étions très intéressées à en savoir davantage sur son passage à l’AED, et à connaitre le message qu’elle avait pour les étudiantes actuelles.


D’entrée de jeu, la juge Perreault nous a confié que son élection n’avait pas été des plus faciles, ayant fait face à une forte opposition, dont certains membres étaient même allés jusqu’à tracer des X sur ses affiches électorales. Toutefois, en regroupant les forces au sein de son équipe, elle a réussi à se faire élire. Elle a mené à terme plusieurs projets importants. Avec son équipe, elle a éliminé le déficit qui planait sur le budget de l’AED, et elle a mis un terme à la loyauté à une marque de bière afin d’obtenir le meilleur prix et ainsi permettre de financer plus amplement les différents projets étudiants. Elle a encouragé la création de ce que nous appelons aujourd’hui le « Café Acquis de Droit » et elle a fourni des locaux au comité pour les étudiant(e)s gais et lesbiennes de l’époque.


Sur une note plus personnelle, son passage à la présidence lui a permis de découvrir que la prise de parole en public n’était pas un obstacle pour elle, que la planification était une de ses forces et qu’elle avait beaucoup de facilité à gérer l’adversité. Elle a d’ailleurs continué à exploiter ces apprentissages durant sa carrière de procureure de la Couronne.


Le message qu’elle avait à nous livrer était très positif. Elle souligne que le milieu juridique est très réceptif par rapport à l’implication des femmes. Toutefois, elle constate que celles-ci sont moins portées à se lancer dans l’inconnu. Ainsi, ce sont les femmes qui doivent d’abord se faire confiance et foncer, plutôt qu’appréhender les difficultés. On comprend bien pourquoi cette célèbre phrase de Nelson Mandela est sa préférée : « Je ne perds jamais, soit je gagne, soit j’apprends ». Elle est aussi d’avis que la tendance des femmes à se remettre en question doit être utilisée comme une force, et ne doit pas freiner leurs ambitions. La juge Perreault rajoute que les femmes doivent s’encourager les unes et les autres à prendre des positions de leadership, ou à s’affirmer de manière plus générale. Elle invite au passage les juristes masculins à appuyer les candidatures féminines, à ne pas hésiter à reconnaitre les qualités de leurs consœurs, et à en faire part là où ça compte.


La plupart des raisons qui expliquent que les étudiantes prennent moins la parole dans le journal étudiant et sont moins présentes au sein de l’exécutif de l’AED sont issues de facteurs antérieurs au passage universitaire, tels que la socialisation différente des filles et des garçons, les stéréotypes véhiculés dans les médias, le peu de représentation politique des femmes, etc. Nous sommes toutefois d’avis que l’université devrait être un endroit où toutes les étudiantes se développent à leur plein potentiel, et ce, malgré le bagage qu’elles trainent déjà à leur arrivée. Il est nécessaire que l’université soit à l’avant-garde en termes d’égalité homme-femme afin que l’engagement des étudiantes à l’université puisse se refléter sur le marché du travail.


C’est pourquoi nous avons réfléchi à des mesures qui, nous l’espérons, encouragerons les étudiantes à prendre leur place là où elles ont moins tendance à la prendre.


Tout d’abord, au niveau des salles de classe, nous pensons qu’un programme de sensibilisation auprès des enseignant(e)s au sujet de la participation des étudiantes est nécessaire. Les professeur(e)s ou chargé(e)s de cours qui ne sont pas sensibles à la question ne peuvent remédier à la situation de façon efficace. Certains professeurs posent des gestes concrets, en féminisant leur plan de cours ou en recherchant activement la participation des étudiantes. D’autres tiennent parfois des propos qui véhiculent des stéréotypes. Nous ne pouvons ignorer les témoignages recueillis dans notre sondage. Par exemple, une candidate pour un concours de plaidoirie a relaté s’être fait dire qu’elle était trop « maternelle » par l’enseignant en charge. Une étudiante a quant à elle raconté qu’un conférencier invité dans le cadre d’un cours avait, à maintes reprises, mentionné la nécessité d’« avoir des couilles » pour intenter un recours collectif. Quant à nous, en première année, nous sommes intervenues pour faire remarquer à notre professeur le manque flagrant de femmes parmi les exemples qu’il avait choisis pour illustrer la notion d’autorité charismatique, légale-rationnelle et traditionnelle. En effet, sur les 16 exemples donnés, on ne retrouvait qu’une seule femme : la reine d’Angleterre. L’explication donnée par le professeur pour expliquer ce manque nous a déconcertées ; il n’avait tout simplement pas réussi à trouver d’autres exemples de femmes leaders.


Allant de pair avec cette suggestion, nous considérons qu’il serait pertinent de pouvoir évaluer la qualité de l’approche inclusive de l’enseignement donné par les professeur(e)s et chargé(e)s de cours. Ainsi, l’évaluation semestrielle remplie par les étudiant(e)s devrait posséder une ou plusieurs questions destinées à évaluer si les exemples utilisés en classe et les interventions de conférenciers invités sont exempts de préjugés, et si les interventions féminines sont sollicitées et/ou encouragées.


En ce qui concerne l’AED, nous estimons que des conférences devraient être organisées par les exécutantes féminines de l’AED, spécifiquement pour les étudiantes de première année, afin de leur présenter les postes disponibles, encourager leurs candidatures, déconstruire certains mythes et répondre aux questions. Il serait aussi important qu’une exécutante de l’AED ait le mandat de tenir à jour les statistiques que nous avons compilées relativement à la proportion d’étudiantes qui composent l’exécutif, et de s’assurer que les conférences organisées par les comités de l’AED soient autant paritaires que possible. Pour évaluer cette parité, il ne faudrait pas prendre en compte les conférences données par des femmes qui portent sur des enjeux féminins au travail (conciliation famille-travail, harcèlement sexuel en milieu de travail, etc.). Nous encourageons tout à fait ces initiatives, mais considérons simplement qu’autant d’hommes que de femmes devraient être invités pour aborder des questions qui ne sont en rien reliées à leur genre. D’ailleurs, nous lançons l’idée d’inviter des hommes à venir présenter leur expérience de la conciliation travail-famille.


Toujours au niveau de l’AED, afin de voir une augmentation rapide de l'implication des étudiantes au sein de l'exécutif, nous pensons qu'il serait judicieux d'assurer un nombre minimum de 4 postes sur 9 pour des étudiantes. L’application de cette mesure ne se ferait pas sans difficultés techniques, mais celles-ci ne devraient pas faire obstacle à la parité au sein de cette institution. Ce changement est nécessaire pour permettre à l’exécutif de l’AED de pleinement respecter sa mission, soit celle de représenter tou(te)s les étudiant(e)s de la Faculté. Nous pensons également qu’un quota encouragerait activement la participation des étudiantes. Cette mesure serait une prise de position sur la place que peuvent occuper les femmes au sein de la Faculté. Évidemment, une telle mesure ne peut pas être prise seule, elle doit être accompagnée d'autres initiatives, comme celles énumérées dans notre article jusqu'à présent.


D'ailleurs, comme nous avons pu le constater grâce à notre sondage, la participation des filles au sein des instances facultaires est un enjeu important pour bon nombre d’étudiant(e)s  (voir les tableaux 3 et 4).




Au niveau du Pigeon Dissident, nous proposons qu’un des membres de l’exécutif ait comme tâche de mettre à jour les statistiques que nous avons compilées relativement à la proportion d’étudiantes parmi les auteurs d’articles afin de voir si, au fil des années, cette proportion augmente ou diminue, et que des mesures soient prises en conséquence.


Au niveau de la Faculté, nous pensons qu’il serait également intéressant que la personne invitée dans le cadre de la séance inaugurale soit une femme. Dès ce premier discours, les étudiantes devraient être encouragées à s’impliquer et à prendre des postes de leadership.


Finalement, nous désirons mettre l’accent sur le rôle que les étudiantes doivent jouer dans cette réaffirmation de leur place dans la Faculté. Individuellement, c’est à chaque étudiante d’essayer, au cours de son baccalauréat, de sortir de sa zone de confort. C’est ce que nous avons fait en écrivant cet article, et nous espérons que d’autres emboiteront le pas. La Faculté regorge d’étudiantes compétentes et intelligentes qui ont une vision et des expériences à partager. Pourquoi s’en priver?


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