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Étienne Gendron

Affaire Bombardier : les limites des directives en matière de gouvernance


La rémunération de la direction de Bombardier a particulièrement retenu l’attention des médias dans les derniers jours. Alors que l’affaire est appelée à se calmer (avec l’annonce, lundi, du report des hausses de rémunération à 2020), il est intéressant de profiter de cette occasion pour réfléchir sur le cadre juridique entourant la rémunération des hauts dirigeants de sociétés publiques.


L’histoire elle-même est en partie attribuable à la réglementation mise en place par les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM). Ainsi, depuis 2008, la circulaire de la direction en prévision de l’assemblée d’actionnaires d’une société publique doit contenir une déclaration précisant la rémunération des chef de la direction, chef des finances et trois autres dirigeants les mieux rémunérés de la société (art. 1.3, Annexe 51-102A6 du Règlement 51-102 sur les obligations d’information continue). C’est donc la divulgation de ces hausses de rémunération dans la circulaire de la direction, le 29 mars dernier, qui a donné naissance à l’histoire. Bombardier ne pouvait tout simplement pas s’y soustraire; elle ne pouvait pas non plus altérer positivement les faits ou les présenter d’une manière trop attrayante : cette section de la circulaire est fortement standardisée, et l’Annexe 51-102A6 définit très clairement la façon de présenter la rémunération des membres de la haute direction, de même que les pratiques de contrôle et d’établissement de la rémunération.


La suite était prévisible : les médias ont épluché la circulaire de la direction, « trouvé » la hausse de rémunération puis l’ont présentée à leur manière – cette présentation n’étant évidemment pas aussi réglementée que la divulgation faite par les émetteurs de titres financiers. L’asymétrie entre médias et sociétés quant aux obligations pour la présentation de l’information est une réalité dont les émetteurs, dans la préparation de leurs stratégies de relations publiques, doivent tenir compte.


Car dès lors que l’on s’attarde aux chiffres présentés dans la circulaire en question, on est forcé de reconnaitre que le conseil de Bombardier a fait ses devoirs, et n’a en aucun cas fait un « chèque en blanc » à ses hauts dirigeants. Ainsi, alors que seulement 9,5 % de la hausse totale accordée aux six plus hauts dirigeants de Bombardier fut octroyée en salaire, 73,7 % de cette même hausse le fut sous la forme d’options, d’actions ou de bonis liés à la performance de l’entreprise (voir Tableau 1).


Tableau 1 - Forme des hausses de rémunération consenties aux hauts dirigeants de Bombardier (informations ayant servie aux calculs tirées de la circulaire de la direction de Bombardier)

Notons d’abord que les premiers intervenants affectés par une hausse de la rémunération en options et en actions sont les actionnaires, par son effet dilutif. De ce côté, avec une capitalisation boursière de 4,5 milliards $CAN, les quelques millions de hausse consentis sous cette forme auront un effet marginal. De plus, un avantage important de la rétribution en options et actions, souvent mis de l’avant dans les politiques de rémunération des sociétés publiques, est que celle-ci est conditionnée par la performance des titres émis sur les marchés – cette rémunération devient donc « incitative », en ce qu’elle a pour but d’inciter les dirigeants à améliorer les performances et la rentabilité de l’entreprise. Même chose du côté des bonis liés à la performance : ces bonis sont calculés sur la base des performances financières de la société. Ainsi dans le cas de Bombardier, les indicateurs de la performance de la société sont le RAII[1] et les flux de trésorerie disponible[2].


De plus, comme le mentionne la circulaire de la direction, Bombardier a mis en place une politique de rémunération respectant les normes exemplaires édictées par les ACVM. Ainsi, Bombardier a formé un sous-comité du conseil d’administration responsable de la rémunération (le comité des ressources humaines et de la rémunération), composé uniquement d’administrateurs indépendants, possédant sa propre charte et ayant les pouvoirs énumérés par le régulateur dans son Instruction générale 58-201 relative à la gouvernance (art. 3.15 à 3.17). Aussi, le comité a fait appel à un consultant en matière de rémunération, qui lui a fourni des conseils sur les tendances et les pratiques en la matière. D’ailleurs, la rémunération des dirigeants de Bombardier ne s’écarte manifestement pas de celle des autres dirigeants de sociétés dans le même secteur (voir Tableau 2)


Tableau 2 - Rémunération des hauts dirigeants de sociétés dans le secteur de l'aéronautique (informations selon Reuters et les dernières circulaires de sollicitation émises par les sociétés)


Et qu’ont dit les marchés de toute cette histoire? Le jour de la publication de la circulaire, le 29 mars, les investisseurs ne semblent pas avoir été particulièrement indisposés par la hausse de rémunération des dirigeants: l’action de classe A (BBD.A) a clôturé en hausse de 1,3 %, à 2,26 $CAN. Toutefois, le battage médiatique qui a suivi, lui, a fait mal : mardi le 3 avril, l’action clôturait à 2,16 $CAN, soit une baisse de 4,4 % en quatre jours. Même chose pour l’action de classe B (BBD.B) qui, après avoir gagné 1,92 % le jour de l’annonce, a perdu 2,8 % les jours suivant. Pour cause : Bombardier a occupé 5,74 % de l’espace médiatique québécois dans la dernière semaine, tout juste derrière le budget Leitao, au premier rang[3].


Ce qui nous mène à la question d’origine : comment Bombardier aurait-elle pu éviter la crise? Si ses pratiques en matière de rémunération respectent les directives du régulateur, si la majeure partie de la hausse est consentie en actions et options (donc, pas prélevée à même les fonds investis par les gouvernements), en somme si Bombardier a « fait ses devoirs », aurait-elle pu agir autrement pour éviter la crise?


Peut-être que la réponse à cette question est non, pas dans l’état actuel de la règlementation. En effet, il faut garder à l’esprit que Bombardier est une entreprise qui, du fait de l’aide importante qu’elle reçoit des gouvernements québécois et canadien, est sous la loupe continuelle des médias. Chacune de ses actions est jugée à travers le filtre de cette aide gouvernementale dont elle bénéficie; il est raisonnable d’affirmer que dans l’écosystème financier québécois, Bombardier n’est pas une entreprise « comme les autres ». Ainsi, peut-être serait-il dans l’intérêt des entreprises fortement subventionnées que les règles soient plus serrées – évitant à la source le combat contre l’opinion public. Il s’agirait d’encadrer plus fermement les matières qui pourraient faire l’objet d’une attention médiatique, comme la rémunération des dirigeants; peut-être même délaisser le plan de la simple divulgation pour investir celui de la règlementation. Car ici, même si Bombardier s’était plié à l’ensemble des directives, y compris celles n’étant pas contraignantes, tous les acteurs ont été perdants : Bombardier, ses actionnaires et les gouvernements.


Est-ce à dire que la règlementation devrait s’appliquer à divers degrés selon que l’émetteur reçoit ou non de l’aide gouvernementale? Peut-être. Une chose est certaine : dans ce dossier, la régulation en matière de gouvernance n’a pas su jouer efficacement son rôle.

[1] Résultat avant intérêts (charges et revenus de financement) et impôts sur le résultat

[2] Car le défi de Bombardier demeure la bonne gestion de ses liquidités

[3] Selon Influence Communications

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