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Claire Duclos

Ouvrir les yeux face à l'incompréhension culturelle des francophones



Comme plusieurs d'entre vous, j'ai eu la chance de lire le récent texte de Sarah Fortin dans ce journal. Elle a amené quelques éléments d'opinions par rapport à une crise identitaire. Étant moi-même à l'intersection de plusieurs identités, les questions identitaires ont une certaine importance à mes yeux. Peut-être trop rapidement, je me suis arrêtée seulement aux conclusions de l'article. J'allais écrire que j'étais quelque peu en désaccord avec certains de ses propos, que nous ne pouvons pas choisir notre identité, que ce n'est pas inutile de vivre une crise identitaire (fin du statu quo), que notre libre arbitre ne peut qu'influencer nos décisions identitaires, pas l'identité même.


J'ai très rapidement abandonné cette idée. Je me suis rendu compte que d'utiliser cette tribune pour exprimer de simples opinions divergentes, pour publier une simple réponse aux propos de Sarah, était extrêmement futile. Ses propos n’engageaient qu'elle. Je n'avais pas à exprimer mes idées de cette façon, directement contre elle, contre une amie. Son identité est valide, je me sentirais mal d'en discuter aussi ouvertement que ça. Ça n'a pas de sens de dépenser autant d'énergie pour de simples et minimes divergences. Ce n'est pas non plus digne de ce journal universitaire. C'était, de ma part, une réaction plus digne d'un commentaire Facebook que d'un véritable article.


J'ai donc, à ce moment-là, décidé d'utiliser l'article plutôt comme contexte narratif, comme tremplin pour discuter d'une autre chose. D'une chose qui mérite notre attention.


Je crois honnêtement que les « Québécois de souche » francophones ne comprennent pas les enjeux identitaires, et cette incompréhension se retrouve au sein de notre faculté et de notre université.


La faculté et l'université ne sont pas à l'extérieur de la société québécoise. Elles en font partie de manière inhérente, surtout quand on sait que l'UdeM a été construite en réaction à McGill, la grande université anglophone et protestante de Montréal. Notre institution puise ses racines dans les questionnements historiques des Québécois francophones, dans leur identité.


Justement, ce n'est pas par hasard ou par coïncidence que je mentionne les questions linguistiques et religieuses. Pour les Québécois francophones, il n'y a que ces deux questions qui occupent massivement notre imaginaire collectif : la protection de la langue française par rapport à la langue anglaise, et la supposée laïcité du Québec. Nous pouvons positivement évacuer la question de l'indépendance du Québec, puisqu'elle est majoritairement utilisée par les souverainistes comme un moyen pour agir sans « entrave » du fédéral sur les deux questions précédemment citées.


En prétextant favoriser des études en français, mis à part pour les cours de première année, il est for all practical purposes impossible de faire ses examens à la faculté de droit en anglais. C'est un désavantage pour la communauté anglophone : une personne pourrait être plus à l'aise d'exprimer ses idées en anglais, mais devra effectuer un effort intellectuel plus important afin de transcrire correctement ses idées dans une autre langue. C'est déjà sublime de voir des personnes anglophones faire des études en français, nous ne devrions pas leur ajouter des difficultés supplémentaires. À défaut d'avoir une version anglophone disponible, il devrait être permis de répondre aux questions dans cette langue. Ce serait la moindre des choses, et cela n’affecterait pas les objectifs académiques de cette université francophone.


En parlant du français, ce n'est pas n'importe quel accent qui a la même valeur. On pourrait dire qu'il existe une suprématie linguistique des « accents québécois » : tant que la personne est perçue comme s'exprimant d'une manière « typiquement québécoise », elle sera considérée comme étant Québécoise et francophone. Cette manière de penser efface non seulement l'expérience des Québécois ayant un accent « différent » (j'ai personnellement changé d'accent quelques fois dans ma vie), mais aussi celle des francophones canadiens de l'extérieur du Québec. Déjà que c'est difficile de maintenir sa culture dans un contexte minoritaire, il arrive souvent que ces personnes adoptent un accent qui, certes, ressemble davantage à celui des Canadiens anglophones qu'à celui des Québécois, mais cela ne fait pas d'eux des anglophones pour autant. Ensuite, quand un tel francophone arrive au Québec ou rencontre des Québécois, on va injustement le traiter d'anglophone, comme si sa manière de s'exprimer n'était pas acceptable pour un francophone. Comme si l'on devait absolument ressembler et penser comme les Québécois afin d'être légitimement un Canadien francophone. Comme si le fait de ne pas totalement saisir les référents culturels québécois faisait en sorte que notre identité serait moins valide. Comme s'il fallait rentrer dans un moule culturel hégémonique pour que les Québécois comprennent que les francophones du ROC sont autant francophones qu'eux. D'un océan à l'autre, tant pour les Fransaskois que pour les Acadiens, c'est déjà difficile de pouvoir vivre en français, ils ne devraient subir en plus le mépris des Québécois, comme s'ils ne faisaient pas assez d'efforts pour survivre « aussi bien » que les Québécois.


Et parlons un peu de la laïcité. C'est sûrement l'un des enjeux sociopolitiques les moins compris au Québec. Une relecture historique « pratique » de cet enjeu est vastement répandue : au lieu de considérer la laïcité québécoise des années 1960 comme étant l'abolition d'un ordre religieux chrétien érigé en système par le copinage de la classe politique contemporaine et de la classe religieuse régnante, on pense que l'on s'est débarrassé « de la religion ». Au lieu de voir des femmes et des hommes religieux être forcés de quitter leurs ordres religieux afin de continuer d'enseigner ou de soigner des malades, on dit qu'on a enlevé les voiles des sœurs et les signes religieux des lieux publics. On ne s'arrête qu'à « l'esthétique » de la question et on « oublie » ses causes plus profondes. Cette incompréhension est pratique, car elle permet de justifier une « laïcité à la française », un athéisme forcé d'État contre les minorités religieuses, tout en mettant de côté le fait que notre culture politique est fondamentalement différente de celle de la France. Il en est de même pour les raisons politico-historiques qui ont mené la France dans cette voie.


Cela pourrait être étonnant pour certains, mais au Québec, ce sont les anglophones qui comprennent le mieux les questions identitaires qui enflamment l'Amérique du Nord. Ce n'est pas étonnant du tout quand on s'intéresse réellement aux questions identitaires. Les enjeux sont plus facilement compris en anglais qu'en français au Québec, sûrement grâce à une meilleure accessibilité aux écrits théoriques et aux différents militantismes. Par exemple, ça fait des décennies que les questions de genre ou d'intersectionnalité sont pensées et abordées au Québec en anglais, mais les francophones pensent que ce n'est que depuis quelques années seulement que les personnes trans « existent » au Québec.


Évidemment, les anglophones ne sont pas uniformément des militants parfaits et conscientisés, eux aussi maintiennent des situations d'oppression. Cependant, au niveau de la compréhension des enjeux, de la pensée sur les questions identitaires, les milieux académiques (et populaires!) anglo-québécois sont plus avancés que ceux des francophones. Les jeunes anglophones sont manifestement plus conscients des enjeux que les francophones.


De même, ce n'est pas pour rien que le Québec est encore la seule province canadienne à demander aux personnes trans migrantes qu'elles obtiennent la citoyenneté canadienne avant de pouvoir changer son nom ou sa mention de sexe sur ses documents. Ce n'est pas pour rien que, selon une étude du 26 juin dernier réalisée par l'Institut Angus Reid, les Québécois seraient en moyenne moins prêts à élire une personne ayant des convictions religieuses que n'importe quelle autre région du Canada. Ce n'est pas pour rien qu'aucun média traditionnel francophone n'était présent à la conférence de presse de Dalia Tourki avec AGIR sur les personnes trans migrantes, le 3 août dernier. Ce n'est pas pour rien que le Québec a été la dernière province canadienne à avoir adopté, en 1975, une loi anti-discrimination (la Charte des droits et libertés de la personne), 28 ans après la Saskatchewan, la première province canadienne à avoir voulu protéger les droits des minorités.


Ce n'est pas non plus pour rien que l'Université de Montréal n'a pas d'espace sécuritaire pour les personnes marginalisées alors que les autres institutions montréalaises en ont un. Ce n'est pas pour rien que l’on limite l'utilisation de l'anglais. Ce n'est pas pour rien que l'on refuse aux personnes trans de pouvoir changer leur nom et leur genre dans les documents de l'université, alors que c'est possible à McGill et à Concordia.


Vous devez montrer que vous voulez comprendre les enjeux. Vous pouvez comprendre, si vous le voulez.


L'université et la faculté doivent prendre leurs responsabilités. Je suis fatiguée de voir le retard des francophones par rapport aux enjeux identitaires. Ce retard affecte la vie de toutes les personnes marginalisées au Québec. Vous n'êtes pas plus « progressifs » que les autres, vous êtes dans une bulle d'incompréhension culturelle. Vous ne pouvez plus utiliser l'excuse de la langue pour votre méconnaissance des enjeux. La pensée théorique s'est transmise dans les milieux populaires. C’est le temps d'écouter les personnes concernées.



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