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Émile Aquin

Rêves et désenchantements du muralisme mexicain



De par leur grandiosité et leurs couleurs enivrantes, les œuvres muralistes subjuguent quelconque spectateur. Des visages machiavéliques des politiques du porfiriato aux yeux vides d’enfants agonisant pour quelques pesitos, ces chefs-d’œuvre, s’étalant parfois sur plusieurs mètres dans maints lieux publics de diverses villes du Mexique, offrent avec un soupçon de manichéisme un portrait cru et magnifique d’une société aux milles paradoxes.


Le courant muraliste eut pour ambition de s’imposer comme un art populaire illuminant la nation mexicaine sur son histoire, mais aussi sur son lendemain. Impulsé par les suites de la révolution mexicaine de 1910 et les trois génies que furent José Clemente Orozco, David Alfaro Siqueiros et Diego Rivera, ami de cœur de Frida Kahlo, le muralisme fut le premier mouvement artistique mexicain à se séparer des dogmes artistiques européens. Siqueiros affirma d’ailleurs souhaiter « la prépondérance de l'esprit constructif sur l'esprit décoratif et analytique ». De plus, les sources d’inspiration muralistes variaient non pas sur des thèmes bourgeois, mais plutôt, comme Siqueiros a voulu le préciser, sur les thèmes traversant l’imaginaire des antiques habitants de ces vallées, ceux des peintres et des sculpteurs autochtones, ceux des gens qui forment et qui formèrent cette nation, ceux des colonisés.


À l’instar des vitraux que l’on retrouve dans les églises, les peintres muralistes désiraient que leurs joyaux et les messages qui y furent attachés atteignirent tous les pans de la population mexicaine et particulièrement les classes sociales inférieures alors ravagées par l’analphabétisme. Pour ce faire, l’accessibilité des œuvres était une priorité. Plusieurs muralistes se voulaient d’ailleurs fort critiques envers l’individualisation de l’art. Au contraire, une certaine admiration pour la peinture dite primitive et médiévale découlait de leurs pensées, car, étant de facto un bien public non délocalisable, une peinture à cette époque n’était pas soumise à une marchandisation abusive. C’est donc les édifices publics, tels que le Palais national de Mexico ou l’hospice Cabañas à Guadalajara, qui furent privilégiés pour exposer permanemment le travail des artistes muralistes.


Leur accessibilité est également esthétique, celle-ci se basant principalement sur la structure géométrale de la forme qui vient se superposer à la dimension symbolique des œuvres. Les muralistes, sans se le cacher, ont désiré plonger l’observateur dans une trame historique peu nuancée; « sur une armature consistante, caricaturons, s'il le faut, pour humaniser », proclama Siqueiros. Souvent naïve, cette trame critique envers les inégalités sociales et l’industrialisation aveugle voulut également exposer toute la beauté et l’originalité de la culture mexicaine. C’est dans cette optique que la grandissime fresque Rêve d’un dimanche après-midi dans le parc Alameda (voir image) de Diego Rivera montre, dans un dynamisme quasi schizophrénique, l’interrelation entre les élites politiques vaquant à leurs intérêts et le peuple délaissé à lui-même. L’observateur, glissant son regard de gauche à droite, soit de la conquête espagnole aux années 40, constate les dénonciations de Rivera par rapport à la colonisation, la dislocation des structures sociales traditionnelles, la soumission envers l’Église et l’État et le racisme envers les indigènes. On y aperçoit par exemple, face au regard hautain et avide de pouvoir du général Santa Anna, un enfant misérable tentant de voler de la poche arrière d’un de ses confrères quelques pièces, promesses d’une journée moins douloureuse. Puis, au centre de la fresque de 15 mètres nous retrouvons La Catrina, squelette féminin habillé des plus beaux habits d’Europe et d’un chapeau élégant caractéristique de la bourgeoisie porfirienne.


Sa présence n’est pas un hasard : personnage important de la culture populaire mexicaine, La Catrina incarne un memento mori destiné à rappeler que les castes sociales implantées depuis la société coloniale sont futiles face à la mort, symbole absolu d’égalité. D’une cohérence sublime et prémonitoire, l’extrémité orientale de la fresque s’obscurcit, laissant présager une tempête, celle de la prédominance du capital sur la culture, l’ouverture et l’amour.


Ce déferlement artistique ne put voir le jour que grâce à un contexte politique particulier et complexe. La révolution mexicaine de 1910 mit fin au Porfiriato, soit le règne autoritaire du dictateur Porfirio Diaz. Bien que cette période fut au niveau économique statistiquement prodigieuse, jamais autant de capitaux étrangers contrôlèrent les richesses du pays et le niveau des inégalités socio-économiques y atteignit des sommets. La révolution qui suivit visa à remodeler la société mexicaine sur des idéaux collectifs et égalitaires. Ainsi naquirent dans plusieurs régions mexicaines des insurrections paysannes visant à récupérer des terres spoliées par de grands propriétaires, notamment au Morelos, où Zapata, figure emblématique de la révolution mexicaine, organisa une lutte humanisante et porteuse d’espoir, mais sans aboutissements réels. En effet, la démission de Diaz et l’élection de Madero en 1911 ne résolurent rien. Les années de désillusion s’empilèrent et l’instabilité politique empêcha bien des projets, au grand dam de la vaste majorité de la population. Superficiel, ce brévissime résumé du contexte socio-historique relate les conditions sociétales qui indignèrent les peintres muralistes. Puis, la montée en puissance de la pensée marxiste eut une retentissante influence sur les rêves de vivre-ensemble exprimées par le mouvement, entre autres chez Rivera, qui accueillit d’ailleurs Léon Trotski lors de son exil mexicain qui précéda son assassinat.


Le muralisme mexicain a indubitablement marqué le 20e siècle au Mexique. La nation mexicaine moderne a trouvé dans le muralisme une assise sur laquelle construire son imaginaire collectif. Tant et si bien qu’aujourd’hui la relecture historique effectuée par les muralistes s’est transformée en version officieuse du récit national. Or, malgré cette conscientisation et avec une croissance soutenue grâce à la magie du libre-échange, les inégalités s’accroissent année après année. Selon le département national au développement social (SEDESOL), 33,2 % des Mexicains vivent avec moins de 5 dollars par jour, soit 37,6 millions de personnes.7,4 millions d’entre eux vivent dans l’extrême pauvreté et souffrent d’insécurité alimentaire. C’est ainsi que le parc de l’Alameda n’a point changé; la mosaïque socio-économique mexicaine est figée dans l’immobilisme alors que de plus en plus de richesses sont extraites du pays. Les muralistes ont apporté un art extraordinaire au Mexique qui est encore source d’espoir, mais ils doivent aujourd’hui se retourner dans leurs tombes, déçus et attristés par une réalité incontrôlable. Bien des raisons peuvent expliquer cela, mais, comme par hasard, lors de la conception de cet article, une lettre sur le comportement troublant des minières canadiennes envers les populations locales au Mexique apparut dans Le Devoir [1]. Comme quoi la richesse des uns fait la pauvreté des autres.



Sources:

[1] Pierre Beaucage et al. « Les activités troublantes des minières canadiennes au Mexique», (2017), Le Devoir, [en ligne] : http://www.ledevoir.com/politique/canada/510937/les-activites-troublantes-des-minieres-canadiennes-au-mexique

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