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Ulric Caron

Les corps fermés

Saviez-vous que quasiment plus aucun poète n’utilise la rime depuis au moins 100 ans? Que l’une des pièces de musique modernes les plus populaires au monde consiste en 4 minutes et trente-trois secondes de pur silence? Qu’un artiste qui expose dans un musée une chaise, à droite une photo de la même chaise et encore à droite une description de ce qu’est une chaise a de bons arguments pour défendre qu’il s’agisse d’art?


Assez peu de gens au Québec savent ces informations assez anodines qui pourtant représentent ce que l’on pourrait appeler les connaissances de base de la culture moderne. Dans le vortex de l’affaire Weinstein et des Paradise Papers, apparaissent les inégalités dans leur lumière la plus crue : les inégalités des femmes face aux hommes, des employés face à l’employeur, de revenus, des inégalités face à la renommée et au prestige, et bien d’autres.


Ces inégalités, difficile de les nommer, car elles se nichent dans les recoins les plus triviaux de notre quotidien. Ces derniers temps, le droit est désigné responsable, peut-être malgré lui, du maintien de ce mal discret. L’une de ces inégalités oubliées, et pourtant très présente : l’inégalité culturelle.


Que sont les inégalités culturelles? Même si le terme peut porter à confusion et qu’il existe plusieurs synonymes à cet enjeu, une inégalité culturelle est une inégalité face à l’accès à la culture, qu’elle s’apparente à la culture nationale ou internationale. Il s’agit d’un blocage, d’un manque de connaissances par rapport à la littérature, aux arts visuels, au théâtre, à la musique, au cinéma, à la philosophie, à l’histoire, etc.


La culture telle qu'elle est entendue ici n’est pas celle qui est normalement diffusée dans les radios populaires ou les émissions à grande écoute, mais bien la culture issue d’une véritable intention artistique ou intellectuelle. En d’autres termes, on pourrait dire qu’il s’agit de la différence entre une chanson de Leonard Cohen et une chanson de Nicki Minaj. Sans faire de jugement de valeur, les deux doivent exister, mais disons simplement que les intentions sont opposées, l’une plus transcendante et l’autre plus commerciale.


Grand négligé de la sphère politique et juridique, il est assez rare d’entendre vraiment parler de culture sur la place publique. Il est même assez rare d’entendre de grands débats ou de grandes réflexions dans les médias dits traditionnels.


Les inégalités plus visibles sont plus facilement identifiables: il est aisé de déterminer à partir du revenu de quelqu’un qu’il peut vivre dans une situation provoquant de l’inégalité. Comment déterminer la culture de quelqu’un et son impact au quotidien? Et surtout, sur quels critères se baser? La tâche est hautement plus complexe.


Tout au plus, nous verrons quelques artistes de cinéma ou de musique populaire faire quelques apparitions. À quand remonte la dernière fois que nous avons vu, dans une chaîne de grande écoute, un artiste faisant de l’art ou de la danse contemporaine? Qui, en général, va passer un samedi après-midi devant une exposition au Musée d’art contemporain de Montréal (qui peine à augmenter le nombre de visiteurs depuis des années)?


Les inégalités culturelles sont bien réelles, et rien n’indique qu’elles vont en s’améliorant. En effet, à titre d’exemple, seulement 11% des Québécois peuvent tirer de l’information d’un texte complexe, un score inférieur à l’ensemble du Canada (1). Une faute en rien attribuable à l’intelligence, mais bien uniquement à une lacune d’éducation. Rappelons à titre uniquement illustratif qu’il n’y a pas si longtemps, au Québec, pour avoir accès à l’université, la plupart de nos grands-parents devaient suivre le cours classique, un enseignement approfondi des Belles-lettres, de la rhétorique et de la philosophie.


Quel est le rôle du droit dans cette crise invisible? Peut-être revient-il au législateur de régler le problème de front. Trop longtemps négligé et bénéficiant d’un air du temps propice à l’anti-intellectualisme (vu comme une menace prétentieuse), le Québec traverse une difficulté d’accès à la culture telle que la majorité de ces acteurs importants ne survivent que par le compte-goutte des subventions. Moins visible à Montréal et les autres grands centres, l’accès à la culture en région est un problème sérieux. La première mise en cause est certainement l’éducation, encadrée par des balises générales et peu propice à un approfondissement nécessaire de la matière.


L’accès à la justice, qui possède de nombreuses facettes, révèle ici une nouvelle crise. Comment un justiciable, incapable de comprendre le monde, pourrait-il se défendre adéquatement? Comment pourrait-il comprendre la procédure, un texte de loi, un article de vulgarisation juridique ou même une simple règle alors qu’il est incapable de tirer correctement une information? Les lacunes qu’engendrent le manque de culture sont bien loin de se limiter à une lacune sociale superficielle : elles insèrent leurs crocs dans les enjeux économiques et juridiques. Malgré toutes les possibilités de se cultiver, trop de gens vivent encore comme des corps fermés, hermétiques à toute apparition sensible, car jugée inutile. Le droit a l’ambition d’être un outil de prévisibilité et de sécurité de la justice, mais encore faut-il que les justiciables comprennent un tant soit peu la société pour s’y inscrire et ensuite, dans le meilleur des cas, la critiquer.


La justice devrait-elle favoriser l’accès à la culture, qui pourrait devenir un moyen quasi préventif de recours trop fréquent aux avocats? Mêler loi et culture n’a jamais été une idée particulièrement emballante, pour un milieu comme pour l’autre (pour les curieux, l’affaire judiciaire de l’Oiseau dans l’espace de l’artiste Brâncuși est d’une rare éloquence à ce propos). Devant l’abattement général à se cultiver et les possibilités qu’offrent les nouveaux moyens de communication, l’idée est de moins en moins saugrenue.


Le droit aurait peut-être trop tendance à emprunter la voie de l’utilitarisme, et de régler dans l’intérêt matériel du plus grand nombre, oubliant l’attrait sensible pour la culture, pourtant essentielle à l’épanouissement.

En France, le Président Emmanuel Macron a amené l’idée, devant le flagrant manque de culture de certaines couches de la société, d’offrir ce qu’il appelle un « Pass Culture ». Il s’agirait, en bref, d’une application qui permettrait à tous les jeunes de 18 ans de bénéficier de 500 euros pour leur permettre de visiter un musée, aller écouter des concerts, acheter des livres, etc. Farfelu? Loin de là. Surtout lorsque l’on sait que l’investissement en culture est particulièrement rentable. Par contre, l’expérience de ce type de mesure n’est pas un succès assuré : le grand fiasco de ce modèle en Italie sous le nom de « Bonus Cultura » a engendré un coût de 580 millions et le développement d’un marché noir. Peut-être le droit devrait-il frapper à la racine, d’abord dans l’éducation, car n’est-ce pas avant tout là que commencent ces inégalités?


Dans son recueil Où irez-vous armés de chiffres? la poète Hélène Monette pose un avertissement à notre génération, isolée dans une tradition du « concret » et de la « pratique », en nous prévenant que ce paradigme est stagnant. Elle avance que nous devons bénéficier de ce que la culture, par son silence et son flottement, peut nous apporter.


Dans notre époque actuelle, où la progressive automatisation de l’emploi demande de transformer notre travail ou à être extrêmement mobile et multitâche, la culture de la stricte « praticité » n’a plus sa place. Et c’est bien là que le manque de culture devient un problème majeur, car la culture ne sert pas uniquement à briller dans les 4@7: elle permet de s’inscrire dans une tradition, de mieux critiquer le monde et de développer sa créativité. Que seraient les grands entrepreneurs de ce monde sans l’apport vital qu’a été pour eux la culture? Entre Steve Jobs et sa créativité radicale, Elon Musk qui est un grand lecteur de SF depuis son enfance, lectures qui ont enflammé son goût de l’exploration ou, plus près, Alexandre Taillefer qui est un grand amateur d’art contemporain depuis son adolescence? Les exemples d’innovateurs cultivés ne manquent pas. Comme quoi, la culture peut s’éloigner de la sensibilité formelle et devenir un passage d’élévation pour toutes les sphères.


Que l’accès à la justice ne reste pas un outil de procédure aux besoins matériels, mais qu’il ait l’ambition d’apporter une meilleure qualité de vie, de corps comme d’esprit.



(1) MINISTRE DE L’ÉDUCATION, DE L’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR ET DE LA RECHERCHE, Les compétences en littératie, en numératie et en résolution de problèmes dans des environnements technologiques : des clefs pour relever les défis du XXIe siècle, Institut de la statistique du Québec, 2015 [en ligne] : http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/education/alphabetisation-litteratie/peica.pdf

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