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Emmanuel Rioux

Bell cause, mais pour quelle cause?



Changements de photos de profil sur Facebook. Tweets déplorant la stigmatisation des personnes ayant un problème de santé mentale. Publications Instagram mettant de l’avant un bonhomme sourire et un phylactère. Des snaps arborant un filtre bleu et un hashtag bien connu. Le 31 janvier 2018, les réseaux sociaux étaient envahis par l’une des campagnes publicitaires les plus habiles des dernières années, Bell Cause pour la Cause.


Cette campagne créée en 2010 a évidemment engendré des effets positifs. Il serait d’ailleurs malveillant de ne pas mentionner les 7 millions de dollars amassés cette année pour soutenir des organismes canadiens en santé mentale. Toutefois, il serait également malveillant de se limiter à ces dons pour analyser l’impact global de Bell Cause. L’aveuglement volontaire dont font preuve plusieurs concitoyens face aux conséquences pernicieuses de cette campagne empêche de procéder à une réelle discussion sur la stigmatisation de la santé mentale ainsi que sur les campagnes publicitaires instrumentalisant celle-ci.


Bell cause, mais pour quelle cause ?


Derrière cette campagne qualifiée de « sociale » se cache une stratégie marketing fort bien réfléchie. La recette est pourtant bien simple : associer une entreprise à un mouvement social afin de générer un capital de sympathie chez les consommateurs. Le défi constituait à trouver une cause rassembleuse, inattaquable, si noble qu’elle ferait oublier les intérêts privés derrière la campagne.


En choisissant la santé mentale, le défi a été relevé de façon brillante. Le consommateur associe désormais Bell à une cause sociale très honorable. Bell, de son côté, redore son image de marque. Du côté des organismes communautaires, ces dons sont accueillis avec joie en cette ère d’austérité. Bien que tout le monde semble gagnant, un problème éthique persiste. Il est primordial de rappeler que Bell cause, avant tout, pour sa propre cause, celle d’augmenter ses ventes grâce à un capital de sympathie. Cette situation en dit long sur notre société alors que le mouvement contre les coupures en santé mentale fait moins parler de lui qu’une campagne publicitaire ayant fait gober à plusieurs que la lutte contre la stigmatisation en santé mentale rime désormais avec le nom d’une compagnie privée.


Une discussion incomplète


La campagne Bell Cause aborde la santé mentale en la personnalisant à chaque individu plutôt qu’en l’abordant dans son contexte. Cette vision biaise profondément la discussion que la compagnie se vante de créer. En effet, la campagne Bell Cause aborde la situation « [c]omme si la chronicité des problèmes de santé mentale […] n’avait rien à voir avec le contexte social et la société néolibérale. » Pourtant, il a été prouvé que les inégalités sociales et économiques « sont de puissants vecteurs contribuant aux problèmes de santé mentale ». Cela explique, entre autres, la surreprésentation de problèmes de santé mentale chez certains groupes d’individus, dont les personnes ayant un faible revenu et celles ayant un faible niveau de scolarité.


En plus de masquer les inégalités de la discussion, Bell Cause donne l’impression que les problématiques de santé mentale n’ont rien à voir « avec les politiques d’austérité de nos gouvernements, qui détruisent le tissu social, rien à voir avec l’organisation des services en santé mentale qui priorise les approches biomédicale et hospitalocentriste, qui n’en finissent pas d’être des échecs cuisants ».


En excluant certains éléments essentiels à la discussion, la journée Bell Cause, qui se qualifie comme « la plus vaste conversation sur la santé mentale au monde », est condamnée à rester une campagne vide de réflexion et de remise en question collective.


Le comble de l’hypocrisie


Le 31 janvier 2018, de nombreux sympathisants du Parti Libéral du Québec ont tenté de jouer aux porte-étendards des personnes atteintes de troubles mentaux. En se fiant aux médias sociaux, que ce soit par les tweets de Philippe Couillard ou à ceux de Gaétan Barrette, force est de constater la présence d’une amnésie généralisée dans les rangs libéraux. Cette tendance ne semble pas avoir épargné certains militants ayant troqué un cliché capté lors d’un événement des Jeunes Libéraux pour une nouvelle photo exhibant la cause au goût du jour.


Comment se fait-il que ces individus puissent tenir de tels propos tout en faisant partie d’une organisation politique reconnue pour ses coupures dans le domaine de la santé mentale ? Une chance que « le ridicule ne tue pas » …


Rappelons à ces maîtres de la contradiction le désengagement étatique dont fait preuve notre gouvernement envers les soins en santé mentale. Celui-ci se matérialise de maintes façons, allant de la fermeture d’une unité d’hébergement pour les jeunes appelée l’Intervalle au sous-financement affectant Suicide Action.


Dans le récent documentaire Bye, lorsque questionnée sur l’accès aux soins de santé, Karine Igartua, présidente de l’Association des médecins psychiatres du Québec, sonne l’alarme. Le bilan est grave : en plus d’avoir coupé l’unité d’intervention brève pour la gestion de crise psychiatrique à l’Hôpital général de Montréal, le gouvernement a tenté d’arrêter de financer leurs… kleenex. Une image permettant de moucher tous mes copains libéraux ayant porté avec fierté le bleu teinté Bell...


Les exemples précédents ne sont pas sans rappeler les plaintes des infirmières quant à leurs conditions de travail. L'essoufflement dans le cadre de leur travail a eu comme conséquence, entre autres, de réduire le nombre de lits du Centre de réadaptation en dépendance de Montréal. D’un côté, Barrette cause pour la cause de la détresse psychologique. De l’autre, il est insensible à la détresse des infirmiers et des infirmières du Québec. Le paroxysme de l’hypocrisie...


En dépit des montants substantiels amassés par Bell Cause, il est grand temps d’analyser cette campagne dans son ensemble. Celle-ci est incomplète, biaisée par une ligne éditoriale de nature corporative et utilisée par d’ardents défenseurs d’une austérité irréfléchie. Il est grand temps de replacer la dignité humaine au centre de notre système de santé, et ce, par le biais de plus grands investissements étatiques. Le désengagement de l’État compensé par des dons privés ne doit pas constituer une solution.


N’oublions pas que Bell Cause est une campagne de masse qui, au final, profite au gouvernement puisqu’elle détourne l’attention des individus de la réelle place qu’on accorde collectivement à la santé mentale.

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