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Chrystophe Letendre

L'éléphant dans la pièce (2)

Chrystophe Letendre est membre de l’exécutif du Fonds étudiant pour la défense juridique des animaux (FEDJA).


Dans L’éléphant dans la pièce, j’écrivais qu’en matière de droit animalier, « la justice s’arrête là où commencent les lois du marché ». Explications.


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Les plus frilleux.ses lecteurs.rices de L’éléphant dans la pièce ont dû s’insurger devant l’idée audacieuse d’accorder certains droits fondamentaux aux animaux, aussi bien fondée soit-elle. Les changements législatifs de 2015 ne suffisent-ils pas ?


L’année 2015, il est vrai, en fut une réjouissante pour le droit animalier au Québec, avec l’adoption de la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal (Loi BÊSA) et l’ajout de l’article 898.1 au Code civil du Québec. Les animaux sont alors passés du statut juridique de biens meubles à celui d’« êtres sensibles aux impératifs biologiques ». Plus particulièrement, la Loi BÊSA est innovatrice au Québec en ce sens qu’elle encadre le bien-être et la sécurité des animaux visés par la loi (article 5) et qu’elle les protège de la détresse (article 6). Fort bien.


Une disposition, toutefois, semble difficilement réconciliable avec l’esprit et l’objet de la loi : l’article 7 énonce que les articles 5 et 6 (lire : les protections fondamentales) ne s’appliquent pas dans le cas des activités d’agriculture, de médecine vétérinaire, d’enseignement ou de recherche scientifique, pratiquées selon les règles généralement reconnues dans l’industrie. La fête fut de courte durée.


Voyons comment cela se traduit concrètement. Castrer les porcelets à froid ? Légal. Broyer vivants les poussins mâles, inutiles pour l’industrie des œufs ? Légal. Mettre à mort, par électrocution anale ou chambre à gaz, les renards et visons destinés à devenir des cols de fourrure ? Légal. Aucune violation de la Loi BÊSA, donc, tant et aussi longtemps que la pratique en est une courante de l’industrie. Même si dans l’imaginaire collectif, le droit est juste ou bon par essence, en l’espèce, la loi autorise ce que la moralité élémentaire condamne pourtant. Force est d’admettre que droit et moralité ne coïncident pas toujours.


Faut-il s’étonner ? L’article 7 se comprend facilement à la lumière de notre contexte économique. Au Canada, chaque année, 800 millions d’animaux sont abattus pour être transformés en ressources, qu’elles soient alimentaires, vestimentaires ou autres. L’exploitation animale en est une lucrative. S’étonner alors, peut-être pas. Mais s’inquiéter, si.


Dans La gouvernance par les nombres [1], le juriste Alain Supiot rappelle la fonction de la loi : « La règle de droit, à la différence de la norme économique ou biologique, ne procède pas exclusivement de l’observation des faits. Elle ne donne pas à voir le monde tel qu’il est, mais tel qu’une société pense qu’il devrait être, et cette représentation est l’un des moteurs de sa transformation. » Or, le législateur ici, plutôt que de frayer le chemin du progrès moral, s’en tient à un certain statu quo. Pire : en énonçant « selon les règles généralement reconnues », il se décharge de son fardeau de déterminer le droit pour le confier à l’industrie.


Un autre sujet tabou, celui de l’impact de l’économie sur la législation, aux allures, encore une fois, d’un éléphant dans une pièce. Mais l’article 7 de la Loi BÊSA n’est, véritablement, que le symptôme d’une maladie encore plus grave, que l’on pourrait qualifier de « totalitarisme pervers ».


L’expression est empruntée au philosophe et essayiste Alain Denault. Bien que ce dernier ne s’intéresse pas directement aux droits des animaux, son travail intellectuel demeure pertinent. Dans son essai Le totalitarisme pervers [2], le philosophe étudie un cas d’espèce, celui de la multinationale pétrolière française Totale, pour mettre en lumière un modus operandi, disons, calamiteux. Il y dénonce notre monde totalitaire où le dogme dominant – appelons-le l’argent, le profit, l’industrie, les multinationales ou la finance – est, par définition, le juge ultime, le seul référent. Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire n’y sont que subordonnés : l’industrie tient la main du législateur lorsqu’il rédige ses lois et éclaire les tribunaux lorsqu’ils les interprètent. Le totalitarisme pervers est d’ores et déjà licite parce que supérieur à la règle de droit. Les « lois du marché » portent bien leur nom.


Le philosophe Sheldon Wolin parle quant à lui, dans son ouvrage Democracy incorporated [3], de « totalitarisme inversé » : à l’heure actuelle, le totalitarisme n’est plus incarné par des personnages politiques comme auparavant, mais par la finance ; c’est la finance qui contraint les États, non plus le contraire. Peu importe. Qu’il soit pervers ou inversé, le totalitarisme demeure dangereux, fait des ravages et ne choisit pas ses victimes ; la justice n’y échappe pas. Dans un tel monde où la perversité du pouvoir est la règle, la légitimité des lois n’est que relative. Il faut revenir à Alain Denault ici : « Le pervers est tellement à l’aise avec la loi, il l’a tellement modulée que si elle avait été faite pour lui, elle eût été la même ». Manier ainsi le droit, poursuit le philosophe, c’est « accéder au langage qui amène la conscience publique à distinguer ce qui est de l’ordre de l’acceptable de ce qui se révèle répréhensible ».


L’article 7 de la Loi BÊSA m’inquiète profondément pour tout ce qu’il représente. Collègues, la disposition législative devrait vous inquiéter aussi : les animaux ne sont pas les seules victimes de cette justice dénaturée qui acquiert, malgré nous, une valeur jurisprudentielle et qui, dès lors, se cristallise.


Récemment, il y a le prophétique Orwell qui m’empêchait de dormir avec ce passage, écrit en 1949 : « Ils ne se révolteront que lorsqu’ils seront devenus conscients et ils ne pourront devenir conscients qu’après s’être révoltés. » [4]



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[1] Alain SUPIOT, La gouvernance par les nombres, Fayard, Paris, 2015.

[2] Alain DENAULT, Le totalitarisme pervers, Écosociété, Québec, 2017.

[3] Sheldon WOLIN, Democracy incorporated, Princeton University Press, New Jersey, 2010.

[4] Georges ORWELL, 1984, Gallimard, Paris, 1949.


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