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Gregory Leone

Fiducie et La Presse, l'autre 14 juillet: le jour de la transformation du journal La Presse

Le 14 juillet dernier, outre le traditionnel défilé militaire sur les Champs Élysées et le léger accrochage entre deux motos devant la tribune présidentielle, quelque chose d'important s'est produit dans le paysage journalistique québécois ; le journal La Presse a complété sa transformation qui était en cours depuis quelque temps déjà. Dans l'édition du 15 juillet 2018 de La Presse+, il a été annoncé qu'en date du 14 juillet 2018 une fiducie se nommant la Fiducie de soutien à La Presse a été constituée afin de présider au futur du quotidien qui existe depuis 1884. Cette fiducie est devenue l'actionnaire unique de La Presse (2018) Inc. qui est le nouveau propriétaire de La Presse. Le fiduciaire choisi est Louis Lebel, l'ancien juge de la Cour suprême. Quand on prononce le mot «fiducie», plusieurs citoyens ont une vague idée de la nature de cette institution juridique. Cela est donc l'occasion de parler des grands contours de cette institution juridique dont une des grandes qualités est la souplesse.


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La fiducie présente dans notre Code civil est la fille de la réforme de 1994. En effet, bien que la fiducie fût présente dans le Code civil du Bas-Canada, la réforme de 1994 a littéralement refondé cette institution présente dans notre droit depuis 1879 (1).

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La fiducie se situe aux articles 1260 à 1298 dans le titre 6 (de certains patrimoines d'affectation) du livre IV (Des Biens) du Code civil du Québec. Trois acteurs sont présents dans le cadre d'une fiducie: le constituant, le fiduciaire et le/les bénéficiaire (s). Le constituant crée un patrimoine fiduciaire qui sera administré par un fiduciaire au profit du bénéficiaire. L'article 1260 C.c.Q. prévoit trois conditions pour qu'on soit en présence d'une fiducie: 1) un transfert de biens du patrimoine du constituant à un patrimoine fiduciaire, 2) l'affectation du patrimoine fiduciaire à une fin particulière et 3) l'acceptation du fiduciaire de détenir et d'administrer le patrimoine fiduciaire (2). Le patrimoine fiduciaire en est un d'affectation, c'est-à-dire qu'aucun des acteurs impliqués dans la fiducie ne possède un droit de propriété sur les biens composant ce patrimoine. Il existe trois types de fiducies: la fiducie personnelle, la fiducie d'utilité privée et la fiducie d'utilité sociale.


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Toute personne physique pleinement capable de l'exercice de ses droits civils peut être fiduciaire. Le fiduciaire a la maîtrise et l'administration exclusive du patrimoine fiduciaire, et tous les actes concernant la fiducie sont établis à son nom mais en sa qualité de fiduciaire. Il y a donc une séparation entre son patrimoine personnel et le patrimoine fiduciaire dont il a la charge.

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Le Code prévoit des pouvoirs de pleine administration au fiduciaire. Ces pouvoirs renvoient au régime de l'administration du bien d'autrui du Code civil. Toutefois, étant donné que beaucoup des dispositions de ce régime sont à titre supplétif, les pouvoirs du fiduciaire peuvent être modulés pour prévoir autre chose. Une fois une fiducie constituée, il devient très difficile d'en modifier les éléments sauf si certaines conditions sont remplies.


Naviguons un peu à travers l'acte de constitution qui est disponible pour consultation dans l'édition de La Presse plus qui a annoncé la nouvelle. La Fiducie de soutien à La Presse est une fiducie d'utilité sociale qui a été constituée par acte notarié en minute parce que cela est l'exigence du Code civil concernant ce type de fiducie. L'acte de constitution est somme toute assez long, soit plus de 25 pages. Ce nombre de pages n'est pas étonnant si on considère que dans un tel acte, tout doit être planifié et explicité. Aux articles 1.1 et 1.2 de l'acte de constitution, les trois conditions sine qua non de l'article 1260 C.c.Q. sont présentes. Il y a transfert des actions de La Presse du patrimoine du constituant au patrimoine fiduciaire, le patrimoine fiduciaire est affecté à une fin particulière, soit d'assurer le respect de la mission de La Presse. La mission de La Presse est décrite à l'article 2. Finalement, le fiduciaire accepte la charge que l'acte lui confère. Le fiduciaire possède la faculté d'élire, c'est-à-dire qu'il peut déterminer qui sera le ou les bénéficiaire (s). Les pouvoirs du fiduciaire sont décrits de manière détaillée à l'article 5 de l'acte de fiducie. L'article 13 explicite les circonstances pouvant donner lieu à une modification de l'acte de fiducie: certaines peuvent être effectuées par le fiduciaire sans l'autorisation du tribunal et d'autres nécessitent cette autorisation. Beaucoup d’éléments supplémentaires sont prévus dans l'acte de fiducie et de nombreux renvois vers d'autres lois québécoises et fédérales sont présents, comme un renvoi vers la Loi de l'impôt sur le revenu et la Loi canadienne sur les sociétés par actions. En somme, cet acte de fiducie encadre les rapports juridiques qui sous-tendent la transformation de La Presse.

Conclusion

«Mon cher Busiris, nous savons tous ici que le droit est la plus puissante des écoles de l'imagination. Jamais poète n'a interprété la nature aussi librement qu'un juriste la réalité.» (3)


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Chers étudiants et chères étudiantes, vous allez enfin savoir pourquoi dans le corridor de la Faculté de droit en face du local du Pigeon, il y a cette citation de Jean Giraudoux affirmant que le «droit est la plus puissante des écoles de l'imagination».

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Cette citation provient en fait d'une pièce de théâtre publiée par Jean Giraudoux en 1935. Elle se situe dans le cadre de discussions entre des personnages associés à la Guerre de Troie quant à la manière d'éviter ce conflit. Elle vient de la bouche du personnage d'Hector (le fils de Priam, roi de Troie) et s'inscrit dans un débat sur la façon de présenter au Sénat de Troie les agissements des Grecs sous une manière ne pouvant pas justifier le recours à la guerre par Troie alors que dans les faits, ils le peuvent. Ce que cet extrait nous dit sur le droit est fort simple: le droit est un outil imaginé par les sociétés humaines afin d'organiser le réel. La fiducie est une institution juridique qui est la fille de ce pouvoir imaginatif. En effet, la fiducie du Code civil du Québec a capté l'essentiel du trust de Common Law et l'a adapté dans une conception civiliste de la propriété (4). La caractéristique fondamentale du trust de Common Law est la polyvalence (5), et on peut voir que la fiducie québécoise avec ses trois variations est un outil malléable.



Références

(1) Pour un exposé complet des origines de la fiducie en droit québécois, voir Madeleine CANTIN CUMYN, « L'origine de la fiducie québécoise » dans Mélanges offerts par ses collègues de McGill à Paul-André Crépeau, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1997, p. 199.


(2) Banque de Nouvelle Écosse c. Thibault, [2004] 1 R.C.S. 758, par. 31.


(3) Jean GIRAUDOUX, La Guerre de Troie n'aura pas lieu, Paris, Gallimard, 2015, Acte II, scène V, p. 149-150.


(4) John E.C. BRIERLEY, «The New Quebec Law of Trusts: The adaptation of Common Law thought to Civil Law concepts» dans Patrick H. GLENN (dir.), Droit québécois et Droit français. Communauté, Autonomie, Concordance, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1993, p. 383.

(5) Paul MATTHEWS, «The place of the trust in English law and in English life», (2013) 19-3&4 Trust & Trustees 242, 246.


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