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F-X Duhamel

Éloge du discours radical


Une campagne électorale est un buffet pour cyniques, rêveuses, pragmatiques, et autres gérantes d’estrades affamées. Ce fut également le cas de celle qui s’est terminée chez nous le 1er octobre dernier, où les unes ont accusé les autres de manquer d’ambition ou de réalisme. De se comporter en simples gestionnaires sans vision ni projet de société, ou de ne pas savoir compter et de faire fi du « monde dans lequel on vit ». La lectrice devinera au titre que nous sommes de celles qui se rallient à Oscar Wilde pour dire qu’une carte du monde dénuée d’utopie ne vaut pas un regard.


L’historien néerlandais Rutger Bregman, dans son essai Utopia for Realists : And How We Can Get There, déplore le manque d’idéalisme qui règne en Occident. Les enjeux qui l’occupent sont d’abord économiques, et il livre un plaidoyer convaincant en faveur du revenu minimum garanti, de la semaine de travail de 15 heures, et de l’abolition des frontières. Nous n’entrerons pas dans le détail de ses arguments, mais retenons qu’il regrette la disparition d’idées radicales pour un monde meilleur du discours dominant. Ce qui nous laisse, selon lui, une technocratie occupée à régler des problèmes de gestion à la pièce, sans ambition. Pourtant, nous en sommes aujourd’hui arrivés à un niveau de richesse, de liberté, et d’équité inimaginable il y a quelques décennies. Qu’est-ce qui nous empêche de faire encore mieux ?


Politiquement, le « théorème de l’électeur médian » stipule que l’option sélectionnée dans un système de scrutin majoritaire sera nécessairement celle favorisée par l’électrice dont la vision représente le point mitoyen entre deux pôles. Cela s’expliquerait par le fait que, devant une distribution normale des préférences, des partis politiques aux visions opposées tendent à faire converger leurs discours en campagne pour séduire un plus grand nombre d’électrices modérées. Ce serait d’ailleurs en misant largement sur le Québec moyen, au sens socio-économique du terme, que la CAQ a remporté une victoire éclatante [1]. Pas avec un projet de société ambitieux. Pas avec un rêve. Et surtout pas avec la ligne rose. Mais avec des promesses de baisser les taxes, de couper dans les dépenses, et de bâtir des autoroutes pour nous emmener toujours plus rapidement vers le mur climatique. Et surtout, avec ce sempiternel changement duquel on se réclame aussi fort dans la forme qu’on ne le représente pas sur le fond. Enfin. Penchons-nous sur le changement, le vrai.


Deux paléontologues, intrigués devant l’évolution rapide d’espèces fossilisées sur de courtes périodes, ont développé la « théorie des équilibres ponctués » dans les années 70 [2]. Appliquée aux sciences sociales, elle peut permettre de mieux comprendre les soubresauts de l’histoire suivant les changements de mentalité. David R. Boyd, un juriste canadien, y va d’une analogie géologique pour l’illustrer dans son ouvrage The Rights of Nature. Il y explique que les plaques tectoniques bougent très peu sur de longues périodes en général, parce qu’elles sont bloquées les unes par rapport aux autres. De la même manière, nombre de réformes progressistes sont bloquées par la culture institutionnelle, les intérêts acquis, et la rationalité limitée des décideurs. Mais la pression s'accumule jusqu’à ce qu’un jour, tout explose. Éruptions volcaniques, tremblements de terre, tsunamis. Désobéissance civile, manifestations, révolutions politiques. Et du mouvement se crée. On abolit l'esclavage, on reconnait le droit de vote aux femmes, on permet le mariage homosexuel. Des idées qui, à une époque, ont toutes parues plus radicales les unes que les autres.


Radicale, du latin radicalis, soit « relative à la racine » est une étiquette que l’on distribue pour discréditer, faute de critique plus articulée. On l’associe aux intégristes religieuses, aux antifas, et aux nazis, mais aussi aux féministes, aux environnementalistes, et aux véganes. On dit se soucier de l’égalité hommes-femmes, du réchauffement climatique, et du bien-être des animaux, surtout quand ils partagent notre quotidien. Mais pas question de prescrire un ratio paritaire sur les conseils d’administration, d’interdire la publicité pour les VUS, ou de taxer l’achat de viande. Ce sont là des solutions, Ô combien trop radicales ! Aller plus loin et interdire les voitures à essence elles-mêmes ou fermer les abattoirs paraît donc tout simplement impensable dans l’horizon d’un mandat gouvernemental. Même si on s’attaquait ainsi à la racine d’un problème, un parti ne peut se permettre de bousculer tant d’habitudes s’il souhaite être élu, puis réélu. C’est du moins l’impression que l’on a si l’on consomme du contenu médiatique, d’où qu’il provienne. Lors d’une récente table ronde sur le journalisme responsable, la rédactrice en chef du magazine numérique Policy Options, Jennifer Ditchburn, a partagé une réflexion lucide à propos du discours dominant dans les médias. Selon elle, les journalistes n’ont pas fait de grande introspection sur leur vision de l’économie ou du colonialisme, notamment, et sur ce qu’ils acceptent comme un truisme dans ces domaines. Leurs biais seraient, en ce sens, bien plus profonds que la simple fracture entre conservateurs et libéraux, ou républicains et démocrates.


Les idées radicales que nous avons évoquées plus haut se retrouvent ainsi hors de la fenêtre de discours, ou « fenêtre d’Overton », du nom de l’auteur du concept. Selon lui, toute idée s’inscrirait sur un spectre allant des politiques populaires jusqu’aux discours impensables. Pour espérer voir une mesure mise en place, elle doit s’insérer dans le cadre étroit des opinions acceptables. Mais la fenêtre n’est pas fixe : une idée qui était marginale hier aidera peut-être à remporter des élections demain. Mieux encore, ses frontières peuvent être étirées de façon quasi mécanique par les actrices de la sphère publique. Il suffit de donner de la place aux idées dissidentes dans le discours jusqu’à ce qu’elles s’inscrivent dans le courant dominant. À émettre des propos choquants, tout ce qui est un peu moins radical en paraît tout d’un coup raisonnable. La fenêtre peut ainsi se déplacer ou prendre de l’expansion et ce, très rapidement. Auriez-vous cru, en 2015, voir un jour le président des États-Unis insulter une star porno via son fil Twitter ? Moi non plus. La fenêtre s’est pourtant ouverte sur un vent grossier qui fait partie du quotidien depuis.


Si ce dernier cas d’étude est révélateur, il n’est certes pas des plus inspirants, nous en convenons. Cela dit, les mécanismes du changement, comme ceux du statu quo, n’ont pas de conscience propre ; il nous revient de leur insuffler la vie pour des causes qui en vaillent la peine.


[1] L’élection de la CAQ, la victoire du Québec moyen. En ligne : https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/538450/l-election-de-la-caq-la-victoire-du-quebec-moyen. Aussi, nous devons préciser que la moyenne et la médiane sont deux concepts différents, bien qu’elles soient de même valeur dans une distribution parfaitement normale.


[2] Punctuated equilibria: an alternative to phyletic gradualism. En ligne : http://www.blackwellpublishing.com/ridley/classictexts/eldredge.pdf


Photo par Clem Onojeghuo sur Unsplash


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