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Vicente Guzman Barra

La Victoire de Ratés


Ce court texte vise à faire une démonstration (car une telle chose est possible!) que la compétition n’a pas sa place en éducation; que la compétition, en tant que principe directeur d’un groupe social, est un concept vide de sens scientifique.


La compétition, entendons-nous, tire son fondement dans la théorie économique. Le principe de base est simple : dans une situation de rareté d’une ressource, tous rivalisent (« zero-sum game »). Être compétitif, c’est viser le monopole de cette ressource, ou du moins, viser l’acquisition de suffisamment de ressources pour en assurer sa survie.


S’agissant ici d’un postulat sur la condition de base de tous les êtres vivants, la théorie de l’évolution des espèces de Darwin permet de mieux comprendre le dynamisme compétitif qui s’impose à eux.


Partant de la prémisse, à l’époque bouleversante, que toutes les espèces ont des ancêtres communs, ce que Darwin a démontré en étudiant les caractéristiques communes aux espèces, le principe de la sélection naturelle témoigne de la diversité apparente dans la biologie. Ce que Darwin a constaté, c’est que les survivants, dans un environnement hostile et compétitif, transmettent leurs caractéristiques gagnantes. Les faibles, quant à eux, s’éteignent. Aujourd’hui nous savons, grâce aux avancées en biologie, que la transmission des caractéristiques s’opère par le mariage de la moitié du code génétique des deux parents. Néanmoins, l’idée selon laquelle la survie est tributaire en grande partie de gènes gagnants subsiste dans le discours populaire.


Cette dernière idée pose un problème considérable. La théorie darwinienne mène à un paradoxe insurmontable. Un monde dans lequel les plus forts ont depuis des millénaires gagné et procréé des êtres ayant les mêmes gènes gagnants, serait un monde en progression vers l’homogénéité biologique. Or, nous vivons dans une diversité toujours croissante, bien que l’anthropocène limite aujourd’hui cette assertion.


Qu’est-ce qui explique l’adoption de masse et la défense par certains de cette conception compétitive, pourtant erronée, de l’évolution des espèces et, conséquemment, de la société? Peut-être s’agit-il d’un spectacle vieux comme le monde amorcé par et pour la classe dominante, lui permettant de se laver la conscience, de perpétuer l’exploitation des masses ouvrières tout en prétendant que la bataille entre les bons et les moins bons est naturelle et bénéfique. Autrement dit, ce serait la loi de la jungle et nous serions mieux d’aiguiser nos couteaux.


Il ne s’agit là que d’une hypothèse, bien cynique par ailleurs. La question plus intéressante à mon avis est celle de savoir comment la science moderne élucide la question de la diversité.


Mais avant, quel est le lien avec l’éducation? C’est que prôner la compétition comme modèle social viable au progrès humain, tel que calqué d’une incompréhension scientifique, c’est aussi proposer qu’on enseigne la compétition à l’école et à l’université, que l’on forme la jeunesse à pratiquer du darwinisme social. Et n’est-ce pas ce qui se fait déjà, quand des outils de démarcation forment le cœur de l’attention portée aux études post-secondaires? Et quand les Legaults de ce monde nous prient d’arriver sur Terre car « nous vivons dans un monde capitaliste »?


En tant que conscience collective savante, je crois qu’il est important de se demander si une telle conception compétitive de l’éducation est viable, ne serait-ce que pour assurer notre propre survie à travers les générations futures. Je pense que la science nous enseigne très bien que non, et pour la simple raison qu’une conception éclairée de l’évolution des espèces, et plus particulièrement de la diversité, implique que l’on ait un souci des plus faibles, et ce, pour garantir la pérennité humaine. Nous sommes, en tant qu’espèce qui cherche à se reproduire, dépendants des plus faibles. Albert Jacquard, biologiste et généticien, exprime cette idée fondamentale ainsi : « Que s’est-il passé au cours de l’évolution? Parfois, certes la victoire du plus fort sur le plus faible. Mais les bonds en avant du monde vivant ont été, le plus souvent, la victoire du raté, du pas-comme-les-autres, de l’handicapé »[1].


Pensons au premier poisson sorti de l’eau, du premier singe descendu de l’arbre, du premier homme sorti de la grotte. Il s’agit dans tous les cas de « ratés », c’est-à-dire des individus ayant su faire quelque chose que les autres ne savaient pas faire, au dépend parfois de choses que tous les autres savaient, ô que trop bien faire. Ce sont les ratés du monde qui ont causé tous les changements drastiques, souvent bénéfiques, au cours de l’histoire. Comment pourrait-il en être autrement?


Soyons lucides et regardons les choses de face : les ratés sont au cœur même du Projet évolutif.

Vous comprendrez que la position compétitive est une position, somme toute, peu louable, du moins en éducation. Elle méprend sa lâche rivalité dans-le-cours-des-choses pour une réponse adéquate aux problèmes sociétaux. Elle ne se base pas sur la science et fonde plutôt sa légitimité sur un « thought experiment ». Elle repose encore, de manière parfois occulte, sur la notion révolue de bons et de mauvais gènes. En un mot, elle ignore les causes et les bénéfices de la complexité biologique.


Accepter la compétition comme une donnée inextricable au bon progrès du monde, comme fait et comme maxime de la nature, c’est se plier docilement à des idées préconçues, politisées, notamment sur notre projet en éducation. Et qu’y a-t-il de moins éducatif que de remplir la psyché d’idées toutes faites?


Je vous propose de faire preuve d’esprit scientifique et historique. Je propose de lire éducation comme provocatrice de richesse commune. Je propose de voir l’éducation comme l’acte par lequel les éduqués ont généreusement partagé leurs connaissances, qui n’appartiennent à personne.


Faisons donc abstraction des notions d’avance et de retard en éducation. Prétendre que l’éducation prend fin, c’est passer à côté de ce qu’il y a d’essentiel à l’école. L’éducation n’est pas un drill, ce n’est pas un rite de passage vers les techniques et les professions. L’éducation n’est pas une distance à parcourir. L’éducation ne cesse jamais. Comprenons cela et offrons-la aux ratés qui en ont besoin, aux ratés dont nous aussi dépendons. Comprenons qu’« en préconisant la compétition, on accepte le pire des gâchis humains : celui d’intelligences à qui sera refusée la possibilité de se construire »[2].


[1] Albert Jacquard, Jacques Lacarrière, Science et croyances, Entretiens. 1994, Éditions Albin Michel S.A. p.79.

[2] Id. p. 81.



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