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Noémi Brind’Amour-Knackstedt

L’HÉCATOMBE DES MOTS


Novembre est synonyme, pour la plupart des gens, de journées ternes et d’un magnifique paysage vermeil. Pour les adeptes du Bordel [Comedy Club], le neuvième mois de l’ancien calendrier romain correspond à l’une des préférences de l’humoriste Louis-José Houde. Pour les fervent.e.s lecteurs et lectrices, ce mois empreint d’une certaine nostalgie clôt la rentrée littéraire par une panoplie de prix littéraires dont les prestigieux Prix Goncourt, Prix Femina, Prix Renaudot et Prix Médicis. Au Québec, novembre marque le retour du grandiose événement rassembleur qu’est le Salon du livre de Montréal. La lecture demeurera toujours un moyen de s’instruire, de s’épanouir. Que vous dévoriez À la recherche du temps perdu de Proust pendant trois ans, cinq pages par jour du roman Les Frères Karamazov de Dostoïevski ou tout bonnement Le Pigeon Dissident, vous vous enrichissez, à la différence des auteur.e.s. Effectivement, en 2018, l’industrie des mots se désagrège. D’une part, rares sont ceux et celles qui (sur)vivent de leur plume. D’autre part, la crise des médias multiplie les cadavres. Et le virus semble tout désigné… la technologie.


Faire le deuil d’être la prochaine Anne Robillard… ou la J.K. Rowling


Les probabilités sont très minces, pour ne pas dire nulles, que vos écrits se vendent comme de petits croissants chauds et que vous puissiez en vivre amplement. Heureusement, il reste au moins la flamme éternelle de la passion d’écrire…

Le directeur général de l’Union des écrivaines et des écrivains du Québec (UNEQ), Laurent Dubois, indiquait que le salaire médian d’un écrivain québécois est en deçà de 3 000 dollars par année (1). En règle générale, l’auteur reçoit en moyenne 10 % des redevances obtenues sur le prix de son ouvrage. Le 90 % se partage entre le détaillant, l’éditeur et le distributeur. Puis, en suivant le modèle de l’offre et de la demande, il ne manque certainement pas de romans à lire, d’où le fait qu’il soit rare que l’on puisse demander une hausse des redevances. En réalité, la majorité des auteurs doit cumuler les emplois pour vivre dignement.

Aussi longtemps que la question des droits d’auteur ne sera pas réglée, la profession d’écrivain restera dans le couloir de la mort. En mai dernier, le gouvernement fédéral élaborait un projet de réforme sur le droit d’auteur. Selon Laurent Dubois, un auteur devrait pouvoir choisir en ce qui a trait à la diffusion, à l’utilisation ainsi qu’à la reproduction de ses écrits. Le directeur général réitère la menace que représente Internet combiné aux nouvelles technologies. En effet, ce médium facilite notamment le plagiat [1].


Un (réel) bref regard sur le droit d’auteur européen


Le 12 septembre dernier, le Parlement européen a réanimé la question sur la réforme du droit d’auteur en adoptant un texte qui créait entre autres le « droit voisin » du droit d’auteur. Essentiellement, les journaux et les agences de presse seront dorénavant rémunérés quant à la réutilisation virtuelle de leurs travaux [2].


Le déclin de l’empire canadien


S’il y a de quoi se réjouir pour notre voisin transatlantique, pour les médias écrits, les circonstances ne pourraient être un peu plus à l’extrême en sol canadien. Les temps sont aussi durs que la météo pour les journaux du pays. Faisons une incursion dans la crise des médias qui ravage nos froides contrées.


L’autopsie


En juin dernier, Postmedia, une entreprise médiatique canadienne, annonçait non seulement que sa masse salariale subirait une baisse de 10 % , mais aussi la fermeture de six journaux en Alberta et en Ontario, ainsi que quatre autres qui ont dû sacrifier leurs éditions papier (3). De plus en plus de quotidiens locaux vont droit à la morgue. Et le Québec n’est pas à l’abri de ce véritable massacre. Pensons à l’Express d’Outremont, l’Express de Mont-Royal, La Revue, La Gatineau, etc. Mêmes les quotidiens que l’on croyait inébranlables comme le Toronto Star, Le Devoir et La Presse luttent pour leur survie. La maladie qui ronge la presse canadienne n’épargne personne, c’est-à-dire qu’elle ne fait aucune distinction entre les médias « papier » et les médias ayant suivi un virage numérique à vitesse grand V. Par exemple, alors qu’elle annonçait sa transformation en ONBL, La Presse a récemment aboli 37 postes.

Dans une lettre d’opinion publiée dans Le Devoir le 24 octobre 2018, un collectif composé de travailleurs de l’information de la presse écrite décrivait le triste sort des salles de rédaction : le décuplement de la perte d’emploi, l’abandon d’enquêtes, lesquelles sont nécessaires pour le développement de notre société. Ainsi, malgré la perte d’effectifs, la guerre se poursuit. Il faut continuer de livrer la marchandise, une tâche qui devient de plus en plus ardue. En outre, la rédaction doit dorénavant faire un choix déchirant quant aux sujets dont elle traitera.

La source de l’affliction est de nature purement économique. Les médias écrits souffrent de la chute des revenus publicitaires. Ces mêmes revenus convolent entre les mains des géants du Web tels que Google et Facebook. À eux seuls, ils siphonnent plus de 70 % des gains publicitaires, ce qui représentait environ 6 milliards de dollars en 2017 (5). Pour remuer le couteau dans la plaie, ces multinationales numériques ne paient ni de taxe de vente ni d’impôt des sociétés. L’injustice est plutôt flagrante. Sans compter que les médias sociaux diffusent des articles en omettant de rémunérer les auteurs pour les clics générés.


La compensation financière


Selon les parties concernées, les mesures prises par Ottawa sont largement insuffisantes. Dans leur dernier budget, le gouvernement fédéral accordait 50 millions sur cinq ans à des ONG afin de soutenir le journalisme local dans les régions les plus touchées (5). Cependant, le remède fédéral devra être beaucoup plus costaud pour soulager la crise des médias écrits. L’industrie de la presse s’entend pour dire qu’un crédit d’impôt sur la masse salariale permettrait autant le maintien des emplois que la conservation d’une information de qualité (4). La philanthropie seule ne peut subvenir aux besoins criants des journaux canadiens. En fait, d’après une étude publiée en 2016, un.e Canadien.ne gratifie la presse écrite de 1,93 $ en guise d’aide directe et indirecte. En comparaison, ce montant s’élève à 5,83 $ aux États-Unis, 18,17 $ au Royaume-Uni, 29,26 $ en France, 57,65 $ en Norvège et 92,93 $ en Finlande (5).


L’oraison funèbre


Dans une société libre et démocratique, la presse joue un rôle crucial. À l’ère de la fausse nouvelle, il est fondamental que les citoyen.ne.s soient confronté.e.s à des opinions différentes pour ne tomber dans le piège des bulles de filtre. L’accès à une information diversifiée et de qualité est dans l’intérêt des Canadien.ne.s, car il permet d’éviter l’écrasement de la minorité par le courant de pensée majoritaire. Pascale St-Onge, présidente de la Fédération nationale des communications de la CSN, écrivait dans sa lettre ouverte que « les journalistes sont les yeux et les oreilles de la population et ils sont un atout nécessaire à la démocratie » (4). Elle déplorait qu’en l’absence de journalistes, il n’y aurait probablement plus personne qui couvrirait les débats parlementaires et qui mettrait en lumière la corruption.


En conclusion, si la technologie participe effectivement à la démocratisation de l’information, il ne faut tout de même pas oublier qu’elle est la gangrène derrière l’épidémie qui consume tant les mondes littéraire et journalistique. Le gouvernement doit resserrer l’étau en adoptant des mesures juridiques et économiques efficaces. Après tout, nul n’est invincible face à la précarité. À l’instar du changement climatique, il est primordial d’agir maintenant pour soigner nos maux.


Sources:


[1] RADIO-CANADA, « Droits d’auteur : l’Union des écrivaines et des écrivains québécois, très inquiète », Radio-Canada Livres, 19 avril 2018.

[2] Céline LE PRIOUX, « Le droit d’auteur européen en voie de réforme » dans Le Devoir - Économie, Agence France-Presse à Bruxelles, 13 septembre 2018.

[3] Philippe PAPINEAU, « Postmedia ferme six journaux et va réduire sa masse salariale de 10 % », Le Devoir, 26 juin 2018.

[4] Pascale ST-ONGE, « La crise des médias est la plus grande menace pour la diversité canadienne », Le Devoir, 3 juillet 2018.

[5] Maxime BERGERON, « Crise des médias : le Sénat veut agir avant que “les cadavres” soient enterrés », La Presse, 2 mars 2018.




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