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Yuchen Ding

J'ai peur de m'exprimer


Illustration par Janie Renaud

Dans un documentaire de BBC Horizon filmé en 1964, Arthur C. Clarke prédisait que l’avènement d’Internet marquerait la fin de la place traditionnelle de la ville comme centre de rencontre de la population. Cette pensée illustre bien l’enthousiasme qu’éprouvait le monde face au développement des nouvelles technologies. Cet optimisme d’antan ne fut pas vain : les médias sociaux ont certainement contribué à connecter une quantité de population plus remarquable que n’importe qui aurait pu l’imaginer. L’idée de garder contact avec tous ceux que nous avons rencontrés ne dépend plus du nombre d’années où l’on parvient à conserver notre carnet téléphonique. Un simple message Facebook ou un courriel suffit à accomplir la tâche.


On s’attendrait à ce que cette facilité à communiquer avec autrui contribue à augmenter l’expression des idées dans la société, notamment par ceux qui seraient plus introvertis ou ceux qui auraient moins d’aisance rhétorique. Bien que la tendance se soit maintenue pendant plusieurs années, on observe dorénavant un retour vers la « spirale du silence ». Une étude du Pew Research Center rapporte que, parmi 1801 adultes, 42 % des utilisateurs de Facebook et de Twitter considéraient s’exprimer sur la plateforme à propos de l’affaire Edward Snowden-NSA. En comparaison, 86 % considéraient le faire de vive voix. D’autre part, parmi le 14 % des répondants ne voulant pas en discuter en personne, seulement 0,3% le feraient sur les médias sociaux. On rapporte même que les utilisateurs de Facebook et de Twitter sont moins confortables de partager leurs opinions en personne, surtout s’ils ressentent que leurs amis seraient en désaccord avec leur point de vue.


Or, comment se fait-il que, dans le confort de sa maison, devant un écran d’ordinateur, à l’abri de tout regard inquisiteur et dans des conditions supposément favorables à une liberté d’expression dépourvue de répression, un individu ait peur de s’exprimer ?


Le phénomène de la « chambre d’écho »


Le dictionnaire Advanced Learner’s d’Oxford définit une chambre d’écho comme étant « un environnement dans lequel un individu ne rencontre que des opinions et des croyances similaires à la sienne et ne considère pas d’alternatives ». C’est un phénomène que l’on retrouve quotidiennement sur les médias sociaux, que ce soit par abonnement volontaire à des pages ou à des chaînes similaires ou le résultat de quelque algorithme ne présentant au lecteur que ce qu’il veut voir : on l’appelle alors la « bulle de filtre ». Dans les deux cas, un environnement artificiel est créé, environnement dans lequel l’individu voit ses opinions confirmées par des milliers d’autres personnes ayant des opinions similaires, alimentant ainsi son biais cognitif de confirmation. Or, ce biais est multiplié par la quantité d’interactions quotidiennes que chacun maintient sur les réseaux sociaux.


En quoi est-ce un problème ? L’individu voit ses opinions renforcées, non pas parce qu’il a su développer son raisonnement face à ses croyances, mais purement par l’approbation d’autrui sur le même sujet. Appliquant cette théorie à plus grande échelle, il y a apparition de deux tendances : d’abord, la croissance des extrêmes, puisqu’il n’est plus possible d’uniquement se ranger d’un côté ou de l’autre; ensuite, la disparition du dialogue, puisque admettre que l’autre côté soulève de bons points consiste à lui donner raison et à admettre la défaite. Sans dialogue, le discours des parties ne fait que dégénérer jusqu’à devenir des insultes et des attaques personnelles pures et simples. Plutôt que de voir des cités d’idées débattre entre elles, on voit une cité qui se croit supérieure et qui absorbe celles lui étant assez similaires pour en faire ses banlieues.


À mon avis, la meilleure façon d’enrichir ses croyances est de les remettre constamment en question. Le développement des idées et des croyances se fait par la discussion, le débat, le dialogue. Qu’ont-ils en commun ? Ils nécessitent tous plusieurs personnes qui non seulement s’expriment, mais sont également à l’écoute les unes des autres. Il est important de savoir pourquoi on a raison, mais il est tout aussi important de savoir pourquoi on a tort : la dialectique, quoi ! Comment prétendre connaître toutes les raisons qui justifient une position sans avoir même exploré la position adverse ?


La dictature de la rectitude


Parallèlement à cet environnement de répétition qui s’homogénéise se développe un climat de peur, où la conformité à l’opinion présumée populaire devient de mise. Si, a priori, le couvert de l’anonymat en ligne semble enlever cette dimension de pression sociale, il faut garder en tête que tous ces médias sociaux contiennent tout de même des outils d’approbation : les « likes » et les partages sur Facebook; les mentions et les « retweets » sur Twitter; les « upvotes » sur Reddit... Cela nourrit la culture du courant majoritaire, laquelle est consacrée par les masses comme l’ultime et unique vérité, alors même que la popularité n’a pas toujours raison. Cependant, la tendance contraire existe aussi. Il n’y a rien de plus terrifiant pour un internaute que de voir une autre personne qui partage son opinion être non seulement critiquée, mais attaquée, jugée et insultée sans jamais avoir pu défendre sa position, résultat de la dégradation du discours causée par l’absence de dialogue. Sous le couvert de l’anonymat, le sentiment de gratitude causé par l’approbation sociale diminue largement, alors que la peur du ridicule persiste autant.


Un autre facteur pouvant expliquer ce silence semblerait être l’image que l’on souhaite laisser de soi à un moment donné. Pour le meilleur ou pour le pire, les utilisateurs réalisent que, peu importe combien de temps s’écoule, les paroles restent, et c’est d’autant plus vrai pour ce qui est gravé sur les réseaux sociaux. Or, ces plateformes constituent souvent un espace où les utilisateurs partagent avec leurs proches, leur famille et leurs amis. Qu’arrive-t-il alors lorsqu’on se retrouve dissident sur un sujet qui tient à cœur à plusieurs de ses proches ? Vaut-il la peine de risquer de les provoquer ou de les aliéner en raison de leurs idées? Mieux vaut garder le silence...


Finalement, à la vitesse à laquelle la société évolue et à la rapidité à laquelle la notion du « politically correct » se forme et se déforme, il devient pratiquement impossible de pouvoir être certain que ce qui est dit dans le présent ne sera pas interprété comme étant complètement inacceptable dans le futur. Dans un contexte où YouTube commence à démonétiser toute vidéo avec un sujet « sensible ou controversé » et à, par défaut, retenir tout commentaire qui serait « potentiellement inapproprié » ou « offensant pour le créateur et son audience », pourquoi risquer la controverse plutôt que de rester prudent ?


La combinaison de ces facteurs mène alors, du moins en présence de nos proches, à la formation d’un discours fortement nuancé, de manière à ne pas provoquer quiconque pourrait être en désaccord. Un discours souvent inhibé au détriment de sa substance qui, par conséquent, ne fait qu’alimenter le même phénomène de chambre d’écho qui a mené à sa dégradation en premier lieu. Après tout, ce qu’on dit doit être « correct » pour recevoir l’approbation et ne pas s’attirer les foudres. La cité aux idées communes continue alors de s’étaler...


Face à ces difficultés, il y a tout de même des raisons de rester optimistes. Les difficultés illustrent à merveille les limites des médias sociaux, à savoir la difficulté à saisir les origines socioculturelles de l’interlocuteur et le raisonnement ayant conduit à ce qui constitue sa croyance d’aujourd’hui, de même que l’absence de langage corporel dans la communication en ligne. Peut-être que l’enjeu est simplement que les jeunes de notre génération ont un plus grand nombre d’enjeux politiques et sociaux à cœur.


Néanmoins, peu importe l’évolution des choses, il devrait être possible de pouvoir maintenir une conversation sur les sujets qui nous tiennent à cœur et de s’exprimer tout en étant à l’écoute. Il faut faire preuve de patience face à tout point de vue, si déraisonnable qu’il puisse nous paraître, puisque, parfois, c’est le simple acte de partager son opinion, que ce soit en s’expliquant verbalement ou en envoyant une vidéo, qui finit par faire toute la différence. Il faut être capable d’être en désaccord avec autrui, mais de le respecter quand même.


Dans tous les cas, il faut avoir la volonté d’établir un dialogue.


À la fin de l’entrevue ciblée au début du texte, Arthur C. Clarke conclut en disant : « I only hope that, when that day comes, and when the city is abolished, the whole world isn’t turned into one giant suburb. »

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