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Étienne Gendron

Turquie et Occident : une rupture déjà consommée



Le coup d’état avorté, survenu dans la nuit du 15 au 16 juillet dernier, a fait couler beaucoup d’encre dans les médias occidentaux. Durant le coup et dans les instants qui suivirent, l’Occident risquait de perdre son allié le plus sûr et le plus indéfectible au Moyen-Orient; ainsi les gouvernements occidentaux ont tous condamné les putschistes : les États-Unis, l’Allemagne, le Canada et même la Russie (dont les relations avec la Turquie s’étaient considérablement refroidies dans les derniers mois) ont affirmé leur appui au gouvernement du président Recep Tayyip Erdogan. Un mois plus tard seulement, cet évènement pourrait pourtant se révéler le point de bascule, le moment précis où les routes turque et occidentale, longtemps parallèles, se sont distancées.


Retour sur le déroulement des évènements : dans la soirée du 15 au 16 juillet, des membres des forces armées turques s’emparent de nombreux points stratégiques à Istanbul et Ankara, la capitale. Le pont sur le Bosphore est bloqué, les stations de télévision et de radio sont évacuées par les militaires et des avions F-16 survolent Istanbul et Ankara à basse altitude. Rapidement, les putschistes émettent un communiqué, lu sur la chaîne publique TRT : ils visent à « restaurer la démocratie ». Pour ce faire, un « conseil de la paix dans le pays » a été formé, et l’armée impose un couvre-feu et la loi martiale. L’Assemblée nationale turque et le palais présidentiel sont bombardés par des F-16 et des hélicoptères.


Puis, premier accroc : il semblerait que le président, dont la neutralisation devrait pourtant être la priorité de toute opération du genre, a réussi à quitter le pays. De plus, les réseaux sociaux semblent toujours actifs et internet n’est pas coupé. Les informations, fragmentaires, semblent indiquer que le haut commandement militaire n’est pas impliqué dans les manœuvres de renversement – il s’agirait plutôt d’une fraction de la 1ère armée turque, et que celle-ci n’aurait pas l’appui de forces navales. Puis, comble de la confusion : à 23h30, le président Erdogan lui-même apparaît à la télévision, par l’entremise de l’application FaceTime : il appelle la population à prendre la rue d’assaut pour signifier son opposition au putsch et son désir de voir le gouvernement du Parti pour la justice et le développement (AKP), démocratiquement élu, rester en place.


La suite a été amplement médiatisée : des milliers de partisans du président Erdogan sont descendus dans les rues pour résister au putsch, qui est contenu dès le matin du 16 juillet. Le président, revenu à Istanbul dans la nuit, réunit le Parlement turc le lendemain pour une session extraordinaire. Quant aux chefs putschistes, ceux qui ont réussi à fuir le pays au matin du 16 juillet demandent l’asile politique en Grèce. Ainsi le coup, bien préparé de prime abord, s’est rapidement effondré, victime de l’amateurisme de ses promoteurs. Étrange, pour un pays qui a vu quatre coups d’État ou renversements de pouvoir couronnés de succès dans les 60 dernières années (1960, 1971, 1980, 1997) et qui a toujours considéré son armée comme la gardienne de la constitution et de la démocratie héritées des Jeunes Turcs.


Et s’il était permis, dans les jours suivant, de douter de la solidité du gouvernement Erdogan, les évènements des dernières semaines indiquent plutôt que ce dernier n’a jamais été aussi bien en scelle. D’abord, il a accusé la confrérie Gülen, mouvement politico-religieux dirigé par l’imam résidant aux États-Unis Fethullah Gülen – ancien allié politique d’Erdogan – d’être derrière le putsch raté. Cette accusation a servi de prétexte au gouvernement de l’AKP pour se livrer à de véritables purges dans la fonction publique, les médias et l’armée : un tiers de l’état-major est arrêté, tout comme des milliers de juges. De plus, 20 000 professeurs perdent leur emploi, dont 1250 doyens de facultés1. Près de 75 000 passeports sont confisqués2 et des milliers de fonctionnaires perdent aussi leur emploi. À ces purges s’ajoutent l’instauration de l’état d’urgence pour une durée de trois mois, durant lesquels la Turquie dérogera à la Convention européenne des droits de l’homme3. Le tout, « pour éradiquer rapidement tous les éléments de l'organisation terroriste impliquée dans la tentative de coup d’État », selon le président Erdogan.


En somme, plutôt que de rallier ses opposants dans un grand mouvement d’unité suite au putsch raté, l’AKP a renforcé sa position dans toutes les sphères du pouvoir en excluant l’opposition, et accéléré son basculement vers un régime autoritaire. La position du président lui-même s’est à ce point renforcée, que certains ont avancé que celui-ci eût pu être, en fait, l’ultime commanditaire du putsch manqué4. D’autres, plus nuancés, suggèrent plutôt que le pouvoir était au courant de la préparation du coup, mais que le gouvernement, ne se sentant pas menacé, aurait laissé faire, la situation « exceptionnelle » lui permettant de mettre en place des mesures qui autrement auraient été considérées trop autoritaires5. Plus largement, cet événement constitue un prétexte supplémentaire sur lequel s’appuyer pour promouvoir une réforme constitutionnelle, et transformer l’État turc - régi actuellement par un système parlementaire - en république présidentielle. Le tout avec à la clé une concentration des pouvoirs dans les mains du président Erdogan.


Ainsi il est possible que le putsch avorté du 15 juillet ait été un important point de bascule sur le plan de la politique intérieure turque : le moment où la Turquie s’est muée en État autoritaire, semblable à la Russie de Vladimir Poutine. Pourtant, ce changement ne justifie pas une attitude plus circonspecte à l’égard de la Turquie sur le plan diplomatique de la part de l’Occident et des États-Unis; dans le passé, ces derniers n’ont pas hésité à traiter avec des régimes autoritaires ou même dictatoriaux lorsque ceux-ci servaient les intérêts américains, la realpolitik l’emportant sur les considérations morales. On peut par contre voir se dessiner un second basculement, autrement plus inquiétant : celui qui verrait la Turquie tomber hors de la sphère d’influence occidentale.


En effet, quelques indices laissent croire que le gouvernement de l’AKP vise à s’éloigner de cette influence. D’abord, dans une entrevue au quotidien Le Monde, le président Erdogan y est allé d’une charge à fond de train contre « le monde occidental » qui aurait « laissé les Trucs seuls », s’en prenant tour à tour aux États-Unis et à l’Union européenne. Aux premiers, il reproche leur refus d’extrader Fethullah Gülen et leur lenteur à réagir à la tentative de coup; aux seconds, il reproche la tiédeur de leur appui, leur critique des purges et l’obstruction dans le processus d’accession à l’Union européenne6. Des critiques très dures, pour ce qui devrait être une relation d’allié à allié.


Il y a aussi l’attitude ambivalente d’Ankara face à l’État islamique, qu’elle continue de combattre tout en espérant le voir affaiblir les Peshmergas (combattants kurdes) de Syrie et d’Irak. Un effondrement complet de l’EI pourrait, à terme, mener à la formation d’un territoire autonome kurde qui constituerait une base parfaite pour les actions des militants kurdes en Turquie; en somme, un scénario à éviter. Cette ambivalence, de plus en plus difficile à tenir avec la succession d’attentats en Turquie revendiqués par le groupe terroriste (dont le dernier, à Gaziantep, a fait 51 morts), est un autre point de rupture avec les puissances occidentales.


Finalement, il semble qu’aux yeux du président turc, la clé de cette impasse se trouve à Moscou, et non Washington. Ainsi, neuf mois seulement après la destruction par les forces turques d’un avion de combat russe, et trois semaines après le putsch avorté, le chef de l’État turc visitait son homologue russe à Saint-Pétersbourg. Au menu : le projet de gazoduc TurkStream (transportant du gaz russe dont la Turquie dépend), la relance du commerce entre les deux pays et, évidemment, la situation en Syrie. Si les deux pays ont toujours d’importants désaccords, notamment sur la question cruciale du départ de Bachar al-Assad, une analyse du European Council on Foreign Relations précise que « la détérioration des relations avec les puissances occidentales pourrait accélérer un rapprochement [entre Moscou et Ankara] »7. Un tel rapprochement ne serait pas surprenant, considérant les similitudes entre les régimes Poutine et Erdogan, et les intérêts convergents des deux pays dans la région.


Tous ces indices laissent croire à un « affranchissement » progressif de la Turquie de l’influence occidentale, affranchissement dont le coup d’État manqué du 15 juillet serait un moment pivot. D’un point de vue stratégique, un tel éloignement n’est pas du tout souhaitable, alors que la région est toujours en proie à une grande instabilité et que les relations avec l’autre puissance régionale, l’Iran, ont tout juste repris. Le basculement de la Turquie vers la Russie compliquerait encore plus les choses, alors que les relations américano-russes sont au point mort. Les gouvernements occidentaux ont donc tout intérêt à constater l’hostilité croissante du président Erdogan et à cesser de considérer la Turquie comme le point d’appui régional qu’elle était jusqu’à tout récemment. En fait, la chute du gouvernement de l’AKP semble en ce moment être la meilleure issue pour s’assurer que la Turquie demeure dans la sphère d’influence occidentale. Hélas, depuis la nuit du 15 au 16 juillet dernier, la position de Recep Tayyip Erdogan s’est considérablement renforcée, de quoi donner des maux de tête à John Kerry, chef de la diplomatie américaine. Il ne reste donc plus à ce dernier qu’à espérer qu’un nouveau coup d’État, réel et bien préparé celui-ci, réussisse à déloger le « Sultan d’Ankara ».

  1. France 24, « Erdogan en Russie pour relancer ses relations avec Poutine », consulté le 23 août 2016

  2. Le Monde, 9 août 2016.

  3. Position de Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et spécialiste de la Turquie.

  4. C’est l’hypothèse avancée par Djordje Kuzmanovic, secrétaire national du Parti de Gauche en France pour les questions internationales.

  5. L’art. 15 de la CEDH prévoit la possibilité d’adopter des mesures y dérogeant, « en cas de […] danger public, menaçant la vie de la nation » et ce, « dans la stricte mesure où la situation l’exige » Cette notion de proportionnalité serait vraisemblablement au cœur d’une éventuelle contestation de l’état d’urgence en Turquie devant la Cour européenne des droits de l’homme.

  6. Agence Anadolu.

  7. Le Monde, 23 juillet 2016.


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