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Étienne Gendron

Acquisition de Monsanto par Bayer : la main qui nourrit peut-elle rendre malade?



Mercredi dernier, un tremblement de terre a secoué l’industrie agrochimique : le géant allemand Bayer, connu pour ses activités dans le domaine pharmaceutique et producteur de la célèbre aspirine, a annoncé le rachat du leader mondial des semences OGM, Monsanto, ayant tant fait les manchettes dans les dernières années. Une transaction colossale : 66 milliards $ US (58,8 milliards €), qui, si elle est approuvée par les autorités de la concurrence, donnera naissance au numéro un de l’agrochimie, avec un effarant chiffre d’affaires prévu de 25,8 milliards $ US (23 milliards €) et près de 140 000 employés partout dans le monde. Mais cet accord, aussi impressionnant qu’il puisse être, n’est que l’énième étape d’un processus de consolidation bien entamé dans le secteur agrochimique, dont les répercussions économiques et sanitaires sont encore largement inconnues.


Monsanto : le nom seul suffit à déclencher les passions. En effet, la société de St. Louis, Missouri, a été largement décriée pour certains de ses produits-vedettes : herbicide Roundup (glyphosate), ne discriminant pas les bonnes pousses des plantes envahissantes; semences génétiquement modifiées Roundup-ready, seules plantes sensées survivre à l’épandage de Roundup; agent orange, défoliant toxique utilisé durant la guerre du Vietnam. Au-delà des semences Roundup-ready, Monsanto est à la fine pointe de la recherche en ingénierie agrogénétique, produisant de nombreuses variétés d’OGM [1] notamment les semences BT, conçues pour produire naturellement la toxine pesticide Bacillus thuregiensis – mais dont les effets sur la santé sont encore incertains. Dernièrement, Monsanto s’est aussi concentrée dans le développement de l’agriculture intelligente et connectée, fournissant un aperçu des formidables possibilités de compilation, prédiction et analyse que les nouvelles technologies offrent au secteur agricole.


C’est, entre autres, pour s’offrir cet impressionnant portefeuille de brevets et de produits phares que Bayer paiera 66 milliards $ US en argent, dans ce qui sera la plus importante acquisition jamais réalisée par une entreprise allemande et la plus grande transaction en argent sonnant de l’histoire [2]. Le colossal financement de cette opération se fera principalement par voie d’endettement : selon le professeur de la London School of Economics Edmund Shuster, en cas de financement par voie de capitaux propres dépassant les 22 milliards $ US, les lois allemandes auraient requis l’approbation de la transaction par une supermajorité de 75 % des actionnaires [3]—ce que les dirigeants de Bayer veulent éviter. Ainsi, 19 milliards $ US seulement seront levés par voie de capitaux propres, la différence provenant de l’endettement; la société de Leverkusen a d’ailleurs contracté pour 57 milliards $ US en crédit-relais dans ce but. Le financement de telles opérations sur le marché obligataire devrait d’ailleurs bénéficier des conditions favorables créées par le programme européen de rachat d’obligations du secteur privé (Corporate sector purchase programme) de la Banque centrale européenne [4]. Bayer prévoit une clôture avant la fin 2017. Si la transaction passe le test des autorités de la concurrence, la nouvelle entité contrôlera, à elle seule, 24 % du marché mondial des pesticides et 29 % des semences—des parts de marché immenses pour un seul acteur.


De loin la transaction la plus commentée et publicisée, l’acquisition de Monsanto par Bayer n’est pourtant qu’une étape de plus dans la concentration de l’industrie agrochimique. En décembre 2015, les américaines DuPont et Dow Chemicals annonçaient leur fusion [5], ce qui devait donner naissance au leader mondial de l’agrochimie—place qui devrait lui être ravie par le mariage Bayer/Monsanto. Puis en février dernier c’est la chinoise ChemChina qui faisait l’acquisition de la suisse Syngenta, un autre géant des pesticides et semences génétiquement modifiées [6]. Finalement, plus près de nous, les canadiennes Potash Corp. et Agrium ont conclu, il y a deux semaines, un accord de fusion ferme en actions seulement, qui devrait donner naissance au numéro un des fertilisants au monde—tant en termes de capacité de production que de réseau de distribution. Ces transactions accélèrent un processus de consolidation bien entamé, et dont les chiffres sont pour le moins effarants : en 1994, les quatre leaders mondiaux des semences contrôlaient 21 % du marché; si les transactions annoncées cette année—excluant la fusion entre Potash Corp. et Agrium—sont complétées, les trois mastodontes qui en résulteront, contrôleront ensemble 59 % des semences brevetées [7] et près de 70 % des pesticides. Pour le seul marché américain (seconde puissance agricole au monde), les entités fusionnées Dow/DuPont et Monsanto/Bayer contrôleraient 77 % du marché des semences de maïs et 66 % des semences de soja [8].


Ces données laissent entrevoir une hausse prochaine du prix de tous les intrants agricoles (de la semence à l’herbicide en passant par l’engrais). D’ailleurs, Monsanto et Bayer ne s’en cachent pas : ils souhaitent offrir un service intégré aux agriculteurs, qui pourraient ainsi obtenir la majorité de leurs intrants, de même que des conseils en agro-ingénierie, auprès d’un seul fournisseur. Cette perspective d’une hausse des couts inquiète grandement les associations d’agriculteurs, qui ont déjà trouvé une oreille au Congrès américain : le 20 septembre a lieu une audition spéciale du Comité judiciaire du Sénat sur la vague de consolidation dans l’industrie agrochimique, audition commandée par son président, Chuck Grassley (Républicain-Iowa). Selon Reuters, Bayer et Monsanto devront s’inscrire auprès des autorités antitrusts dans une trentaine de juridictions différentes; et les analystes de Bernstein Research évaluent les chances de succès de la mégafusion auprès des autorités régulatrices à environ 50 % [9]. Autant dire que les actionnaires de Monsanto ne sont pas près de recevoir leurs chèques.


Mais en quoi cela concerne-t-il le consommateur? Il est vrai que notre rapport à la nourriture s’est grandement modifié dans le dernier siècle, notamment à cause de la multiplication des étapes entre la récolte du produit et sa consommation : transport sur plusieurs milliers de kilomètres, réseaux de distribution étendus, vente dans des magasins à grande surface, tous ces éléments ont contribué à dépersonnaliser notre rapport aux produits agricoles. L’agriculture devient de plus en plus un domaine éthéré, éloigné du consommateur; nous n’y avons accès qu’au travers des produits achetés au supermarché. Aussi dépersonnalisé qu’il puisse être, ce rapport à l’agriculture demeure pour le moins intime : toute notre alimentation en dépend, et par le fait même, notre santé.


Même si la transaction Monsanto/Bayer n’aboutit pas, la tendance demeure : le monde agrochimique est en profonde transformation, et les impacts sur les consommateurs sont toujours à évaluer. Peut-on s’attendre à une expansion plus rapide encore du modèle d’exploitation agricole à très grande échelle, modèle qui prévaut déjà au sud de la frontière? Il serait logique, pour répondre à la consolidation dans le secteur agrochimique, que le monde agricole lui-même se concentre; ce phénomène s’exprime notamment par la montée en puissance des fonds d’investissement agricoles, qui achètent des terres en grandes quantités pour ensuite en confier l’exploitation à des tiers, souvent des entreprises. Toutefois, comment espérer que de telles méga-exploitations répondent adéquatement aux besoins du marché local, alors que les gestionnaires de ces fermes travaillent dans le seul but d’accroitre les bénéfices des investisseurs?


Il y a aussi l’épineuse question des OGM : on peut s’attendre à une utilisation encore plus généralisée de ces semences issues de l’ingénierie génétique, par le poids que les sociétés productrices de semences acquerront, non seulement dans leur propre marché, mais aussi dans toute l’économie agricole. Pourtant, les effets à long terme de l’ingestion de produits agricoles génétiquement modifiés restent à découvrir, et peut-être, s’il en est, n’apparaitront-ils pas avant deux ou trois générations. Mais malgré toutes ces questions qui demeurent sans réponses, force est de constater que les sociétés impliquées ne sont pas les seules à se renforcer par ces transactions. C’est en fait tout un modèle agricole qui affirme encore plus sa domination, pour le meilleur et pour le pire.



1. Plus de 2000 variétés de semences de maïs, soja et blé notamment, selon Bloomberg

2. Reuters.

3. The Wall Street Journal, 14 septembre 2016

4. L’Eurosystème, par l’entremise des banques centrales nationales des pays membres, a débuté en juin dernier l’achat d’instruments de dettes émis par le secteur privé. En date du 9 septembre dernier, près de 22 milliards E avaient été injectés dans l’économie par cette voie.

5. Transaction en actions seulement, dont la clôture est prévue à la fin 2016. Le dossier est présentement devant les autorités antitrust européennes, qui ont suspendu leur examen le 9 septembre dernier. La capitalisation totale de la société résultant de la fusion frôlera les 130 milliards $US.

6. Acquisition d’une valeur de 43 milliards $US, dont la clôture est aussi prévue pour la fin 2016. En août dernier, l’accord a obtenu l’aval du comité américain sur les investissements étrangers, analysant les transactions susceptibles de poser un risque pour la sécurité nationale.

7. Vox, 15 septembre 2016

8. Selon Morgan Stanley Research

9. CNBC, 14 septembre 2016

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