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Simon Dufour

L'art de réfléchir, épisode 2 - La sagesse pratique : Mode d'être



L’acceptation de la puissante sagesse spéculative abordée dans l’épisode précédent engendre la sagesse pratique. Cette deuxième forme de sagesse réfère au mode d’être d’une personne qui active intentionnellement sa philein-sophia. Au sujet de ce mode d’être, retenons trois comportements : le détachement, l’engagement et l’atteinte de vertus morales. Voyons-les comme une chaine comportementale logique qui se complète pour décrire la sagesse pratique.


Le détachement, source de l’esprit critique

Premièrement, rassurez-vous, le détachement qui caractérise la sagesse pratique ne signifie pas que celle-ci pousse vers l’indifférence. Le détachement permet plutôt de s’écarter des influences du monde et de rester critique par rapport à celles-ci. Influences tant internes (instincts humains) qu’externes (pressions sociales), le détachement permet de ne pas en devenir esclave. Pour permettre la critique, ce comportement opère par la compréhension des influences internes et externes, compréhension permettant de poser des jugements libres, éclairés et critiques en tout contexte. C’est ainsi que le détachement engendre l’esprit critique, grande qualité issue de la sagesse pratique. Par le détachement et la force de compréhension, les instincts et pressions sociales peuvent être critiqués, acceptés ou neutralisés, si la neutralisation s’avère nécessaire. Par exemple, l’instinct de se nourrir ne se verrait pas neutralisé par la philosophie : c’est un instinct tout à fait naturel et sain. Par contre, le réflexe social de gaspiller des restes de table après s’être alimenté pourrait être neutralisé par la philosophie : suite à la compréhension que ce phénomène de société est injustifié et indigne, la conscience nous dicte de nous révolter contre le gaspillage. Vialatoux illustre ce détachement en disant que le ou la philosophe « n’est pas possédé(e) par le monde, mais se possède ».


De ce qui précède, le plus génial est que cet état d’esprit de détachement permet d’atteindre la liberté intérieure : ni mes pulsions, ni la société ne jugeront à ma place, je le ferai moi-même. C’est la liberté ultime, car infinie, et probablement un des plus grands délices imaginables, car accompli de manière totalement personnelle. Je me plais à parler de « libre penseur » et j’admire ce concept.


L’engagement philosophique

C’est dans ce contexte de détachement que la sagesse pratique implique l’engagement. En effet, bien que détaché(e) des instincts et des influences externes, le/la philosophe est engagé(e), autant physiquement que philosophiquement dans le monde concret. En naissant, l’humain est involontairement engagé physiquement dans le monde. Par contre, l’engagement philosophique d’une personne dans le monde concret relève du volontaire; la sagesse pratique permet un libre engagement de l’esprit sage dans le monde. « L’homme, esprit incarné, se caractérise par cette double appartenance à l’ordre phénoménal du monde et à l’ordre transcendantal de l’esprit ». La sagesse pratique consiste en la mise en œuvre de l’ordre transcendantal de l’esprit dans l’ordre phénoménal du monde, toujours dans un contexte de détachement des influences. C’est ainsi que la philein-sophia individuelle s’engage dans le monde concret. Cet engagement se matérialise par une quête de compréhension du monde et de soi et donc d’une ouverture de l’esprit. Concrètement, l’engagement peut survenir par un intérêt pour la dialectique, pour la recherche de la vérité et par la curiosité. Cet engagement est le moteur d’un monde de réflexion, de compréhension, de respect et de paix.


L’atteinte de vertus morales

Finalement, une fois détaché des influences du monde et engagé philosophiquement dans celui-ci, l’humain se voit aboutir au stade ultimement pratique de la sagesse : le développement de ses vertus morales. C’est ainsi que, détaché(e) des influences du monde et en quête de compréhension, le/la sage est guidé(e) vers des conclusions sur ce qui est bien ou mal, juste ou intolérable. Ces vertus, innombrables, sont des comportements concrets favorisant la pratique de la sagesse réflexive et permettant de poser des jugements libres et éclairés. Je tiens à vous présenter trois vertus fondamentales, abordées par Vialatoux dans son ouvrage L’intention philosophique, qui caractérisent l’atteinte d’une puissante sagesse pratique. Sachons que ce sont des vertus très difficiles à atteindre. Toutefois, tous les jours, essayons de tendre vers celles-ci pour oser imaginer et mettre en place ledit monde de progrès humains.


La première vertu est la tempérance. Cette tempérance se vit par rapport aux plaisirs de la vie. L’idée n’est pas de mépriser ou d’ignorer les plaisirs, mais plutôt de les gouter pleinement en se gardant une certaine réserve pour ne pas en devenir esclave. On évite ainsi de devenir dépendant de certains plaisirs, ce qui participe à prévenir des vices ou des maladies. Donnons simplement les exemples de l’alcoolisme relié à l’excès de boisson dans les fêtes chez les jeunes ou du diabète relié aux excès de sucre raffiné. Ainsi, « […] je ne veux posséder le plaisir que de façon à n’être pas possédé par lui ». Un autre exemple de vice que la tempérance permet d’éviter est la surconsommation de masse que l’on observe chez nous, pays riches, qui s’avère extrêmement nocive pour l’environnement et pour l’avenir de notre Terre mère.


La deuxième vertu est le doute. On ne parle pas ici d’un doute sceptique, errant et vide. On parle d’un « doute critique volontaire, qui est une mise en garde de l’esprit ». Ce doute permet de mettre sa sagesse en œuvre avant de poser un jugement; il s’agit d’un garde-fou de la pensée permettant la remise en question de tout et redoublant de puissance lorsqu’appliqué à nous-mêmes. Ainsi, le ou la philosophe tente de ne rien tenir pour acquis, dans la mesure du possible. Par exemple, dans notre société, ce doute philosophique permet à un individu de prendre le temps qu’il faut pour s’informer, autant en lui-même qu’en diversifiant ses sources d’information. Ainsi, cet individu, en doutant et en activant sa sagesse, est mieux outillé pour éviter l’endoctrinement médiatique et le dogmatisme politique. Prendre le temps de douter et de comprendre avant de prétendre être en mesure de juger, voilà une vertu qui permettrait à l’humanité d’embrasser la tolérance, le respect et la paix.


La troisième vertu est la sérénité. La sérénité réfère à l’approche sereine et neutre que la sagesse permet d’avoir face aux jeux de pouvoir, tels que la fortune ou l’adversité. Il s’agit de la vertu permettant de ne pas se laisser troubler, détourner ou corrompre par le pouvoir. À ce sujet, on dit souvent que le pouvoir corrompt l’esprit. Cette corruption a véritablement lieu, car une fois prisonnier d’une relation de pouvoir, l’humain devient la marionnette des influences extérieures qu’implique ce pouvoir; il perd de vue la mission philosophique de son esprit, submergé par les influences extérieures. Par exemple, une fois à la tête d’un pays, un individu le dirige sous l’influence de groupes de pression qui n’ont pas toujours des intérêts moralement acceptables pour l’ensemble de la société. La sérénité, vertu qui demande un courage philosophique surhumain, permet de rester détaché et critique face à ces influences extérieures. C’est ainsi que le ou la philosophe, en activant sa sérénité, est très bien outillé(e) pour prendre une décision ou poser un jugement dans une relation de pouvoir quelconque.


Pour illustrer la sérénité, prenons, par exemple, l’individu prisonnier du pouvoir de l’argent pour la simple raison qu’il s’est toujours fait dire par sa famille que l’argent permettait d’être libre et heureux. Le danger est le suivant : cet individu pourrait être complètement envahi par l’influence de l’argent (pouvoir d’achat, prestige) et la traiterait comme une finalité ultime, sans même s’en rendre compte, car n’y ayant jamais réfléchi. Une fois envahie par cette influence, cette personne mettrait toutes ses pensées et énergies au service de l’argent en détournant son esprit de sa liberté intérieure infinie. Peut-être sera-t-il trop tard quand cet individu réalisera que l’argent l’a empêché de partir à la quête de sa propre personne, de sa conscience et de ses passions, à la quête des vertus morales qui l’animent et de sa liberté intérieure. Cette liberté est un résultat de la philosophie; elle est atteignable par la volonté de se comprendre et de comprendre le monde (sagesse spéculative), par le détachement, par l’engagement, par la découverte de vertus morales et finalement, par l’ouverture de l’esprit.


En activant sa sérénité, cet individu aurait été en mesure de rester détaché et critique face à l’influence de l’argent. Pourquoi toute cette fortune? Vais-je l’utiliser à des fins morales? L’utilisation de cet argent à des fins immorales me rendrait-elle malheureux? Mais que sont donc les vertus morales auxquelles je crois? En quoi sont-elles morales? Tiennent-elles compte d’autres acteurs de ma société? Des gens défavorisés? Tiennent-elles compte de l’environnement, notre merveilleux milieu de vie? La sérénité, face à un jeu de pouvoir comme la fortune ou la compétition, permet de contempler ce pouvoir pour le comprendre, le critiquer et le neutraliser, si cela s’avère nécessaire.


***


Cette vertu de la sagesse pratique, tout comme le détachement et l’engagement, est un état d’être extrêmement difficile à atteindre qui demande une énergie hors du commun : l’énergie philosophique de l’esprit. À propos de cette énergie admirable, nous verrons dans le prochain épisode qu’il s’agit du courage philosophique.

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