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Simon Dufour

L'art de réfléchir, épisode 3 - Le courage philosophique



Dans l’épisode précédent, j’écrivais que « tout humain peut accéder à la philosophie car celle-ci n’est que volonté ». Malgré tout, force est d’admettre que les vertus philosophiques issues de la sagesse nécessitent une énergie hors du commun pour être atteintes. En guise de rappel de ces vertus, pensons à la volonté de comprendre, tant le monde que soi-même, au détachement, à l’engagement et aux vertus morales telles que le doute et la sérénité. Cette énergie volontaire de l’esprit, Joseph Valatoux, dans son ouvrage L’intention philosophique, la nomme « courage philosophique ». Essayons de comprendre ce courage philosophique, pour trouver en chacun de nous l’énergie d’y faire appel tout au long de nos vies.


Rappelons que la philosophie, c’est l’intention de sagesse, de comprendre, tant le monde que soi-même; l’ouverture d’esprit, c’est l’activation de cette noble intention. En pratique, cet art de réfléchir se heurte à certaines contraintes. C’est face à ces contraintes que le courage philosophique intervient : il permet un déploiement d’énergie pour les surmonter. Je me plais à dire qu’il s’agit donc d’une énergie, d’une vigueur intellectuelle. En effet, tout comme le courageux grimpeur qui entame la montée du mont Kilimandjaro, le courageux penseur tentera de surmonter les contraintes à l’ouverture de son esprit. Valatoux met le doigt sur deux contraintes majeures dont j’aimerais vous faire part. Assurez-vous qu’un courage extraordinaire est requis pour les surmonter; c’est probablement l’œuvre d’une vie. Par contre, une fois acceptés, ces deux concepts ne peuvent plus être ignorés.


Le caractère personnel des pensées

La première contrainte à l’ouverture de l’esprit, assez évidente, est le caractère personnel des pensées; « il n’y a pas de pensée impersonnelle ».En effet, l’intention de sagesse (philein-sophia) doit venir de nous-mêmes, de nous seuls. Contrairement à toute tâche du quotidien, pour penser, personne ne peut nous remplacer. En outre, on ne peut remplacer personne. La volonté de comprendre le monde, de comprendre l’humain et surtout, la volonté de se comprendre soi-même, ne relève que de notre propre esprit. À ce sujet, René Descartes écrit ce passage, fort simple dans son génie : « […] après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde, et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre. » Que l’on soit riche, pauvre, heureux ou malheureux, la philosophie reste une tâche qu’un individu à lui seul peut accomplir en creusant dans son esprit à la quête de compréhension.


Apportons une nuance emballante au principe de personnalisation des pensées. En fait, une pensée, pour devenir réellement individuelle, doit être confrontée à toutes autres pensées. En restant prisonnière d’un seul esprit, une pensée reste volatile, inexistante. En étant confrontée aux pensées des autres, la pensée se concrétise et devient personnelle. « Nos pensées se personnalisent, non point dans l’isolement et la clôture, mais dans l’ouverture ». C’est la communion des intersubjectivités. En entrant en communion, les idées et pensées subjectives de chaque individu forment un tout : le monde des idées. Pour atteindre la communion des pensées, une infinité de moyens s’offre à nous : pensons au dialogue, à la lecture, à la discussion, au voyage ou à toute autre expérience interpersonnelle. Grâce à cette communion des pensées personnelles, les pensées d’une personne peuvent être critiquées, améliorées ou simplement analysées par autrui. C’est par cette communion que le monde des idées humaines progresse. C’est aussi en ayant le courage de pénétrer le monde de l’intersubjectivité que l’on peut espérer mettre en place un monde d’écoute, de critique, de respect, de paix, d’égalité et de fraternité.


Le drame philosophique : déchirure

La seconde contrainte à l’ouverture de l’esprit est un réel défi qui nécessite beaucoup de courage à surmonter. On parle ici du caractère dramatique de la philosophie. Dramatique, en effet, car déchirant; déchirant entre la quête de sagesse de l’esprit et les influences du monde concret. En effet, notre quête philosophique de compréhension du monde et de nous-mêmes sera incessamment bombardée d’influences extérieures. Celles-ci peuvent être tant internes (les instincts humains) qu’externes (la pression sociale et systémique). Ces influences monopolisent l’esprit, l’empêchant de progresser dans sa quête philosophique de compréhension, de liberté et de vertus morales. Pour illustrer le drame philosophique, pensons au jeune étudiant en peine d’amour, envahi par le chagrin, qui n’est plus en mesure de rationaliser la situation et qui perd le contrôle sur ses réflexions et ses objectifs académiques; pensons à une crise de colère ou de fatigue qui nous fait dire des choses que l’on regrette ultérieurement; pensons aux médias qui créent des amalgames dans l’esprit des gens, les empêchant ainsi de poser des jugements libres et éclairés sur le monde; pensons à cette société de surconsommation qui, par son omniprésence, nous influence à consommer davantage de vêtements pour être « à la mode » sans réfléchir aux conséquences; pensons aux dirigeant(e)s politiques qui, pris dans une relation de pouvoir avec certains groupes de pression, prennent des décisions immorales sous l’influence de ceux-ci; pensons à l’argent qui, par le pouvoir qu’il confère, aveugle la jeunesse en leur permettant de la traiter comme fin ultime sans réfléchir aux enjeux moraux qu’elle implique.


En faisant preuve d’un grand courage intellectuel, ces influences instinctives et sociales peuvent être balayées par l’esprit. C’est ce balayage qui est dramatique, car déchirant. En effet, il faut détacher, déchirer notre esprit de toutes ces influences du monde concret. Nous vivons dans un monde d’influences; se détacher de ces influences implique une déchirure entre notre esprit et le monde concret dans lequel il vit. Illustrons cela comme la quête de transcendance de l’esprit. C’est de transcender les influences qui demande beaucoup d’énergie et de courage. Ceci étant dit, dans quel but devrions-nous nous détacher de ces influences et permettre à notre esprit de transcender? Dans le but de continuer à développer librement notre philein-sophia, notre quête de compréhension du monde et de nous-mêmes, dans le but de continuer à se poser les bonnes questions, dans le but de réfléchir librement pour éventuellement poser des jugements éclairés et développer des vertus morales, tant personnelles que sociales.


En ce sens, Valatoux s’exprime comme suit : « […]l’héroïsme de la pensée, le courage philosophique, consistent à s’élever au-dessus des conformismes totalitaires, qui prétendent engloutir et absorber jusqu’au sujet personnel et prendre pour pensée authentique une pseudo-pensée impersonnelle et grégaire. » Le courage philosophique c’est donc de déployer l’énergie nécessaire pour surmonter le dramatique défi de l’esprit qu’est de se détacher des influences du monde dans lequel il vit. Suite à ce déploiement de courage et d’énergie, l’esprit d’un individu est outillé pour partir, fièrement et librement, à la conquête de la sagesse; outillé pour tendre vers l’intention de comprendre, tant le monde que soi-même, en toute sérénité par rapport aux jeux d’influences instinctives et sociales de notre monde.


Dans le prochain épisode, je tenterai d’illustrer le courage philosophique avec l’exemple d’un penseur français, Pierre Rabhi. En plus d’avoir pris le recul nécessaire pour élaborer sa philosophie politique, Rabhi a agi, écrit et fondé un mouvement pour concrétiser ses réflexions. Étant un grand défenseur du « faire ce que l’on dit et dire ce que l’on fait », ce personnage de 78 ans m’a beaucoup inspiré et éclairé. Nous verrons que ses réflexions et ses actions sont de fiers gages d’un courage philosophique colossal. Afin d’éveiller votre curiosité, sachez que son livre « Vers la sobriété heureuse » sera abordé pour illustrer ce courage philosophique. Sobriété, oui, en son sens littéraire large de modération, de retenue; sobriété de l’être face à la consommation et la société dans son ensemble.

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