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Thibault Froehlich

Penser le mouvement Sanders



Alors que viennent de s’opposer le 9 novembre dernier les deux candidats les plus détestés du pays pour le poste de président des États-Unis d’Amérique, il serait bon de prendre un peu de recul sur ces interminables élections en s’intéressant à la grande surprise de celles-ci, Bernie Sanders.


Soixante-quinze ans, trente-cinq années de carrière politique, plus de treize millions de voix et vingt-trois états gagnés lors des dernières élections présidentielles, Bernie Sanders, le « social-démocrate », détonne dans l’échiquier politique américain.


À l’âge où certains sont bien plus préoccupés par leur prochain score au Scrabble avec le voisin d’en face que de la finance internationale et de la réduction des inégalités, Sanders est candidat à l’élection présidentielle de la première force militaire mondiale.


Tantôt déifié, tantôt insulté, le sénateur du Vermont n’est pas un authentique candidat socialiste, il est plutôt une sorte de « pragmatique » ou de « réaliste de gauche ». Il aime d’ailleurs corriger ceux qui le disent socialiste en s’affirmant « social-démocrate ». Cette correction est essentielle pour comprendre la véritable nature politique du personnage et du mouvement Sanders né au cours des primaires démocrates.


Retour sur la sociale-démocratie et le contexte américain général

À l’origine, les premiers sociaux-démocrates furent des opposants au communisme acceptant les règles du pluralisme politique et souhaitant l’alliance de l’initiative privée à l’impulsion de l’État (doctrine keynésienne). Les sociaux-démocrates se souciaient alors des revendications sociales s’opposant à l’économie de marché libre. Pour les sociaux-démocrates de l’époque, il était évident que la nationalisation des moyens de production comme mise en œuvre en U.R.S.S. n’était pas nécessaire pour corriger les injustices naissantes du capitalisme.


Il faut attendre le début des années 80 et le triomphe de la doctrine libérale thatchérienne et reaganienne pour que les sociaux-démocrates décident de se « moderniser ». Ils sont alors bien plus sur la défense des droits sociaux déjà acquis que sur la conquête sociale de nouveaux droits sociaux (1). La doctrine sociale-démocrate sera à partir de là bien moins idéologique, sociologique et culturelle. Les années 80 marquèrent ainsi un tournant dans les mutations du capitalisme remettant en cause ce que l’on appellera les fondements des « compromis sociaux-démocrates » (2). Leur vocation n’est maintenant plus que de moraliser et d’aménager le capitalisme. C’est ainsi que les principes d’État-Providence, de redistribution des richesses aux couches les plus populaires sont devenus de plus en plus flous. Les sociaux-démocrates préfèreront alors parler de modération salariale et préconiser des politiques d’austérité variant dans leur intensité en fonction de la conjoncture économique. Depuis les années 80, nous avons ainsi assisté à une sorte de « droitisation » du discours des sociaux-démocrates pour aboutir maintenant à une doctrine sociale libérale.


C’est au début des années 90 que le capitalisme a pu se désobstruer de sa peur d’une révolution et, ne craignant plus sa disparition, il a pu se lancer dans une impressionnante politique de recul social dont les conséquences furent désastreuses. Ce nouveau capitalisme, jeune et fringant, n’a pas hésité à accabler la classe moyenne américaine en créant des concentrations de richesses abracadabrantesques. La précarisation rapide d’une frange de la société américaine ne peut d’ailleurs être dissociée, dans le cadre de cet accablant constat, de l’impressionnant accroissement de l’endettement des étudiants (3).

Or, le moteur de la société américaine, celui qu’on évoque comme le rêve américain : la mobilité sociale a eu le temps de tomber en panne.


L’année qui a vraiment permis de révéler les maux d’un capitalisme libéralisé fut l’année 2008. Certains ont alors affirmé que 2008 fut la cause des maux américains, elle n’a pourtant permis qu’à révéler la réalité des principes économiques, financiers et sociaux qui gouvernaient (et gouvernent toujours) des millions de salariés américains.


Mais il y a plus que cette prodigieuse crise du capitalisme, il y a la crise politique qui touche le pays depuis des années. Cette crise, c’est celle du recentrage du parti démocrate qui n’a pas permis de répondre aux exigences des classes moyennes américaines (4).


Et Bernie dans tout ça?


C’est là qu’arrive le vieux aux cheveux blancs du Vermont. Son émergence est indissociable de la crise sociale et politique qui bouleverse le pays avec plus ou moins d’intensité depuis les années 90.


Pour Sanders cette crise sociale ne peut être résolue par une situation de reprise économique. En effet, il ne s’agirait pas d’une crise, mais plutôt d’une réaction logique à un système économique favorisant les riches et appauvrissant les pauvres (5). C’est pourquoi certains diront, à raison, que Sanders a bien plus un discours moralisateur que socialiste, sa volonté est d’intégrer un peu de morale dans ce système économique immoral.

Le second élément indissociable de l’avènement du mouvement Sanders se trouve dans la crise politique du parti démocrate. Celui-ci s’est recentré sous Bill Clinton et a abandonné progressivement le paradigme Welfarien (6) délaissant ce qui lui restait de « gauche ».


Si l’on s’arrête un moment sur les grandes lignes du programme de Sanders l’on remarquera, en effet, qu’il n’utilise jamais des arguments relatifs à la lutte des classes, mais obtempère bien plus à une moralisation, un encadrement du capitalisme comme les Américains le subissent actuellement. La voute centrale de son programme réside, à n’en point douter, sur la réduction des inégalités. Thomas Piketty (7) résume son programme ainsi : « Il souhaite créer un impôt progressif sur les héritages supérieurs à 3,5 millions de dollars (0,3 % d’Américains sont concernés); la sécurité sociale pour tous; le déplafonnement des cotisations de retraite au-dessus de 250 000 dollars de revenus par an afin d’accorder aux plus modestes une retraite décente; la gratuité des frais d’études universitaires pour tous; 12 semaines de congé médical ou familial et des crèches gratuites pour tous les parents (sa conception de la défense des valeurs familiales) ».


C’est dans la période des années 30 à 70 que les États-Unis réduisirent fortement les inégalités, l’impôt sur le revenu étant fortement progressif avec un niveau de progressivité fiscale considérable (8). Mais c’est Reagan qui, en 1986, a fait baisser à 28 % le taux applicable aux plus hauts revenus (9). Cette politique ne sera remise en cause par aucun des successeurs de Reagan, pas même Clinton ou Obama (il est stabilisé à environ 40 %). Pendant ce temps, le salaire minimum fédéral qui était de 12 $/h avant Reagan (1969) est passé à 7 $/h (2016).


L’autre « ennemi » de Sanders, c’est la finance. C’est pourquoi il veut séparer les banques de dépôt des banques d’affaires pour qu’elles ne soient plus « too big to fail » (10).


Jamais Sanders n’a prétendu devenir propriétaire des richesses ou même les contrôler, son combat fut plutôt celui de leur redistribution. Il a affirmé ne pas croire en la « propriété publique des moyens de production ». Ceci étant dit, il est toujours bien loin de la situation propatronale de son ancienne rivale, Hillary Clinton.


Si son programme avait été appliqué, nous n’aurions pas assisté à l’établissement d’une puissance socialiste, mais plutôt à la moralisation et la correction des folles défaillances d’un capitalisme ultra-libéralisé dégénérant. En effet, si ce que dit Sanders peut paraitre révolutionnaire force est de constater qu’il ne s’agit que d’un « démocrate progressiste ». Howard Dean l’a dit: « La réalité c’est que Bernie Sanders vote 98 % du temps avec les démocrates ». Sanders n’est pas à l’extrême gauche de son parti, mais c’est Clinton qui est à voir comme une candidate à l’ultra-droite des démocrates, épouse de celui qui a signé l’A.L.E.N.A., déclaré son amour au libéralisme et soutenu le recentrage du parti démocratique. Ceci a naturellement eu tendance à rendre à la candidature de Sanders un aspect bien plus de gauche. Sanders représentait l’alternative face à ce chimérique recentrage du parti démocrate, il restera celui qui a tenté d’organiser et de fortifier une gauche désassemblée.


Il a eu le talent et le courage de remettre de l’avant des thèmes jetés aux oubliettes par ce qu’on pourrait grossièrement qualifier d’establishment démocrate. Ces thèmes (rejet de la corruption, de la politique de l’argent, des inégalités) furent porteurs du mouvement Sanders c’est-à-dire des millions de jeunes Américains qui votèrent pour lui.


Mais c’est sur l’avenir de cet impressionnant « mouvement Sanders » qu’il convient maintenant de se remettre en question. En effet que deviendront ceux qui se disent « Bernie or bust », vont-ils se solidariser pour créer un parti politique à part sur le modèle d’un Jean-Luc Mélenchon en France ayant quitté le parti socialiste (trop recentré) pour créer son propre parti solidement ancré à gauche et qui connait maintenant une ascension impressionnante? Ou est-ce que ce mouvement ne sera pas simplement voué à incarner une section de gauche organisée au parti démocrate?


Ce qui ne fait pas de doute c’est que Clinton s’efforcera naturellement d’éradiquer ce mouvement qui a failli lui prendre sa place tant convoitée.


L’avenir du mouvement Sanders est donc particulièrement incertain.


  1. http://www.monde-diplomatique.fr/mav/95/PIRONET/18664

  2. Voir à ce propos Alain Bergounioux http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/05/22/le-socialisme-democratique-a-l-epreuve_3415172_3232.html

  3. 1 200 milliards de $, c’est plus que le PIB de l’Espagne http://www.lemonde.fr/campus/article/2015/08/25/la-crise-de-la-dette-etudiante-nouvel-enjeu-de-la-presidentielle-americaine_4736186_4401467.html

  4. https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2008-1-page-159.htm

  5. http://www.lapresse.ca/la-tribune/opinions/201109/26/01-4451477-la-polarisation-sociale-aux-etats-unis-saccentue.php

  6. http://www.contreligne.eu/2013/12/parti-socialiste-francais-et-parti-democrate-americain/

  7. Spécialiste des inégalités, voir « le capitalisme au XXIème siècle » ou « la répartition des salaires au XXème siècle.

  8. Piketty : «Ceux qui ont plus de 1 million/an c’est entre 82 et 91% de taxation », Le Monde, 13 février 2012.

  9. http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/02/13/le-choc-sanders_4864744_3232.html

  10. C’est-à-dire trop importantes pour qu’on les laisse faire faillite. Cf Glass-Steagall Act de 1933 qui séparait les fonctions de banques d’affaires des banques commerciales et qui a été abrogée en 1999 par Bill Clinton.


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