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Simon Dufour

L'art de réfléchir, épisode 4 - Le courage d'aller « vers la sobriété heureuse »



Cet épisode est une illustration du courage philosophique abordé antérieurement. Rappelons que ce courage est un déploiement d’énergie intellectuelle ayant pour objectif de comprendre, tant le monde que soi-même (objectif de philein-sophia). Pour ce faire, cette énergie philosophique permet de surmonter les défis de l’esprit abordés dans l’épisode précédent. Je fais ici référence au caractère personnel des pensées ainsi qu’à la dramatique nécessité de détacher son esprit des influences instinctives et sociales du monde dans lequel il vit. Le modèle de courage philosophique qui m’intéressera pour les trois prochains épisodes est Pierre Rabhi, penseur contemporain français d’origine algérienne. Voyons en quoi ses actions, ses écrits et ses réflexions font preuve d’un courage philosophique colossal et d’un génie inspirant. Son œuvre Vers la sobriété heureuse sera abordée en détail pour illustrer le tout. Les extraits cités proviennent de ce petit ouvrage.


Une histoire de principes

C’est à la fin des années 1950, en pleine période des Trente Glorieuses marquée par l’importante croissance économique en Europe ainsi que son passage vers la société de consommation, que Rabhi décide de se soustraire de la vie urbaine pour aller vivre d’agriculture autosuffisante et de simplicité volontaire en campagne française. « En France, il contemple un triste spectacle : aux champs comme à l’usine, l’homme est invité à accepter une forme d’anéantissement personnel à seule fin que tourne la machine économique. […] Le lien viscéral avec la nature est rompu; cette dernière n’est plus qu’un gisement de ressources à exploiter—et à épuiser. » Depuis ce temps, en plus d’écrire plusieurs essais critiques à tendance philosophique, Rabhi entreprend plusieurs actions de développement durable en Afrique et en France : création d’un centre de formation en agroécologie au Burkina Faso (1985), fondation du Carrefour international d’échange et de pratiques apliquées au développement (CIEPAD) pour mettre en place un module optimisé d’installation agricole en Afrique du Nord (1988), création d’un site agroécologique dans le département français de la Drône (2004), fondation du mouvement Colibris en France (2007) ayant pour but d’impliquer les citoyens dans le changement vers une économie durable et le développement d’écovillages. C’est ainsi que Rabhi en vient à la conclusion qu’un retour à la « sobriété heureuse » permettrait de remédier à l’aliénation de l’être humain et de la nature, aliénation se déroulant sous nos yeux au profit de l’économie moderne. Par sobriété, il réfère à une « posture délibérée pour protester contre la société de surconsommation; c’est, dans ce cas, une forme de résistance déclarée à la consommation outrancière. Elle peut être justifiée par le besoin de contribuer à l’équité, dans un monde où surabondance et misère cohabitent. » Ce concept de sobriété, étroit cousin de la simplicité volontaire, nous intéressera particulièrement.


Une œuvre philosophique

Ayant le contexte en tête, il est maintenant temps d’aborder la démarche intellectuelle de Rabhi dans son œuvre Vers la sobriété heureuse afin d’y illustrer la philein-sophia par un exemple concret tant attendu depuis le début de cette série quelque peu… théorique! L’auteur, en se détachant de la modernité et de l’économie de surconsommation, tente de comprendre librement ces deux phénomènes. Cette démarche de détachement et de sérénité par rapport à l’omniprésente modernité ainsi que cette intention de la comprendre sont ce qui constitue, à mon humble avis, le courage philosophique de Rabhi. En vertu de cette sagesse et de cette compréhension des enjeux, trois critiques de la modernité sont formulées : 1) l’immodération matérielle, 2) les rythmes quotidiens frénétiques, et 3) le déni des acquis humains antérieurs. Ces critiques mènent à identifier une problématique systémique générale: la surconsommation envahissante et aveuglante. Pour conclure cette démarche philosophique, une piste de solution à long terme est proposée pour pallier l’aliénation de l’humain moderne et de son environnement: la sobriété heureuse, solution en vertu de laquelle l’humain et son interdépendance avec la nature redeviennent les priorités et, de ce fait, l’économie triomphante actuelle redeviendrait un simple outil mis au profit de ces priorités, et non l’inverse.


Depuis 1950, Pierre Rabhi, pour sa part, une fois réinstallé en marge de la société de consommation par un retour à la terre, à l’agriculture autosuffisante et à la simplicité, est en position de détachement philosophique par rapport à cette société de l’outrance. Il n’est plus immergé dans les influences omniprésentes de la société de consommation moderne; il s’en est libéré pour pouvoir y réfléchir librement, être heureux et écrire des essais philosophiques. À ce sujet, il introduit son livre ainsi : « [d]epuis quarante-cinq ans j’ai engagé ma vie […] dans la voie de la sobriété. Je préfère par conséquent, plutôt que de me perdre dans des considérations ou des théories générales, témoigner des réflexions, des décisions, des initiatives que, chemin faisant, ce choix délibéré m’a inspirées. » C’est ainsi que s’étant courageusement détaché de la société de consommation moderne, il eut l’intention de comprendre la modernité, de manière libre et éclairée. Non seulement met-il en action sa sagesse réflexive (voir l’épisode 1) en ayant l’intention de comprendre la modernité, mais il active aussi sa sagesse pratique (voir l’épisode 2) en se détachant de la modernité tout en s’engageant philosophiquement en dressant une critique de celle-ci. Il active aussi sa sagesse pratique en mettant de l’avant, dans sa vie de tous les jours, des valeurs morales auxquelles il a préalablement réfléchi afin de contrer les déboires de la modernité. Il dresse sporadiquement une liste de ces valeurs morales dans son livre : respect des ressources vitales de la terre et de la vie, humanisme, féminisme, pédagogie de l’être, autolimitation volontaire, agroécologie. Ces valeurs sont résumées simplement en une utopie à incarner : la « sobriété heureuse ». Cette vertueuse sobriété fera l’objet du dernier épisode de cette série.


C’est en déployant un colossal courage philosophique que Rabhi dresse sa critique de la modernité. En effet, il trouva l’énergie de surmonter les défis de l’esprit que sont les caractères personnel et dramatique de la philosophie (voir l’épisode 3). Ainsi, c’est seul et personnellement qu’il quitta la société de consommation moderne pour y réfléchir de manière libre et éclairée. C’est seul aussi qu’il prit le temps de dresser une critique de cette modernité dans laquelle la majorité des Occidentaux sont aveuglément plongés. Concernant son courage d’affronter le caractère dramatique de la philosophie, Rabhi élève son esprit au-dessus du conformisme moderne pour en dresser une critique assez radicale. C’est en séparant son esprit des influences mondaines de la société de consommation moderne qu’il arrive à la critiquer de la sorte. Tel qu’il le dit lui-même, « la modernité sera ici souvent évoquée pour en faire non pas un éloge de plus, mais une critique radicale. »


***


Trois grands axes de critique élaborés par ce penseur seront abordés dans le prochain épisode. Rappelons qu’ils s’agiront 1) du cercle vicieux de l’immodération, 2) de l’aliénant rythme de vie temps-argent et 3) du déni des acquis du passé. Ce prochain épisode demandera un effort d’acceptation de la critique. Gardons toutefois en tête une chose bien positive : après les critiques, le dernier épisode de cette série proposera une solution à l’aliénation générale de l’humain et de la nature causée par le temps-argent moderne. Ce dernier épisode se concentrera sur l’optimiste « sobriété heureuse », utopie à incarner, à mon humble avis, dès notre plus jeune âge.

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