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Étienne Gendron

Quand le populisme a la cote, même en tagalog



Aussi surprenant que cela puisse être, Rodrigo Duterte n’est président des Philippines que depuis six mois. Surprenant, car l’homme d’État a déjà réussi à faire plus faire parler de lui que son prédécesseur durant tout son mandat à la présidence… mandat qui a pourtant duré six ans. Mais au-delà de l’indignation générale soulevée par sa guerre contre le trafic de drogue, sa présence laisse présager un rééquilibrage de la situation géopolitique en Asie-Pacifique, notamment dans l’épineux dossier de la mer de Chine méridionale. Regard sur un président qui défie les conventions.


Rodrigo Duterte, surnommé Digong, est, à plusieurs égards, le Donald Trump des Philippines : une personnalité politique atypique, difficile à cerner et complètement imprévisible. Ayant débuté son parcours comme maire de Davao, quatrième ville en importance des Philippines, il a brièvement représenté le comté éponyme à la chambre des représentants des Philippines avant de retourner à la politique municipale. Durant ses mandats successifs s’échelonnant sur 22 ans entre 1988 et 2016, il s’est fait connaître notamment par sa guerre contre le crime, qui lui a valu le surnom « The Punisher » par le magazine Time. En effet, à sa première élection, la ville de Davao était en proie à une forte criminalité : plus grande ville de l’ile multiethnique de Mindanao, elle subissait quotidiennement les attaques de la guérilla communiste NPA (New People’s Army), de groupes islamistes extrémistes et de vigiles citoyens. La ville avait même été renommée la « capitale du meurtre » des Philippines, avec un hallucinant taux annuel de 122 homicides par 100 000 habitants (1). Duterte est devenu maire sous la promesse de mettre fin à la criminalité et de faire régner la loi et l’ordre dans une ville qui avait toutes les allures du Far West.


Son pari fut réussi : le taux d’homicides a fortement chuté, passant à 12,6 par 1 000 000 habitants. Ainsi Davao n’est plus la « capitale du meurtre », même si elle demeure la ville la plus violente du pays, selon un rapport de la police nationale philippine (PNP). À quel prix? Les exécutions sommaires de petits criminels (revendeurs de drogue, petits voleurs, etc), perpétrés par des vigiles citoyens sont désormais courantes; le New York Times rapportait, comme exemple de ces exécutions régulières, l’histoire d’un mineur accusé de vol de cellulaire, tué dès sa sortie du poste de police par les Davao Death Squads (DDS – les escadrons de la mort de Davao). Selon Human Rights Watch, cette milice serait à l’origine d’au moins 1 400 exécutions sommaires depuis 1998, seulement à Davao. Pis encore, la majorité de ces meurtres ne font jamais l’objet d’une enquête sérieuse, et certains sont commandités par la police elle-même, au moyen de policiers actifs ou à la retraite qui remettraient aux vigiles citoyens les noms et photos de cibles (2).


Duterte a mené sa campagne présidentielle sur un thème : la loi et l’ordre. Pas surprenant alors d’apprendre que les exécutions sommaires se sont multipliées partout aux Philippines depuis son arrivée au pouvoir, alors qu’il a déclaré la « guerre au trafic de drogue ». Au 1er décembre 2016, police philippine avait recensé 5 617 décès en lien avec la guerre contre la drogue, dont 3 658 – plus de 65 % — étaient en fait des meurtres portant la marque des milices et vigiles citoyens (3), meurtres qui ne seront vraisemblablement jamais sanctionnés. Plus inquiétant encore, le président a récemment déclaré que si la guerre de la drogue perdurait, il n’hésiterait pas à déclarer la loi martiale, adoptée durant le règne du dictateur Ferdinand Marcos. Voilà qui est problématique, puisque la constitution de 1987 ne permet d’imposer la loi martiale qu’en cas d’« invasion ou de rébellion »; le président aurait donc besoin de l’aval de la Cour suprême pour édicter un tel décret dans le cas présent. Il a toutefois précisé être prêt à agir même en l’absence d’une telle sanction : « Je me fous de la Cour suprême, a-t-il déclaré, personne ne peut m’empêcher de décréter la loi martiale » (4).


En plus de cette affirmation, témoignant du peu de respect qu’a le président pour les droits fondamentaux, son attitude cavalière sur la scène internationale est aussi très préoccupante. Il n’est pas question ici de ses mots durs envers Barack Obama (à qui il a dit d’« aller se faire voir ») ou du pape François (qu’il a traité de « fils de pute » — dans un pays à forte majorité catholique). En fait, bien au-delà de ces déclarations inusitées, la présidence de Rodrigo Duterte semble indiquer un basculement de la politique étrangère philippine vers la Chine. Ce basculement pourrait causer un rééquilibrage non négligeable des forces dans la région Asie-Pacifique—, car malgré sa taille limitée, l’importance géostratégique des Philippines est indéniable.


Les Philippines sont un partenaire historique des États-Unis : colonie américaine jusqu’en 1946, elles ont conservé avec ceux-ci d’étroits liens économiques, diplomatiques et militaires. De plus, les Philippines demeurent le pays du monde où l’opinion publique est la plus favorable aux États-Unis, devant les États-Unis eux-mêmes (5). Ceux-ci sont donc particulièrement impliqués, par le biais d’exercices militaires et de patrouilles de reconnaissance, dans la défense de l’espace maritime philippin menacé par les visées expansionnistes chinoises en mer de Chine méridionale. Cette dernière, désireuse de s’approprier des eaux dont le sous-sol pourrait être riche en hydrocarbures, multiplie les actions pour appuyer ses prétentions : remblaiement intensif, construction d’aérodromes et autres, dans les iles Paracels et Spratlys.


Jusqu’à récemment, les Philippines avaient mené la charge face au géant chinois, en questionnant la légalité des actions entreprises par l’Empire du Milieu au regard de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM) devant la Cour permanente d’arbitrage de La Haye. Dans sa sentence, le tribunal a rejeté les allégations chinoises et refusé l’argument des « droits historiques » que la Chine aurait eus sur les archipels en mer de Chine méridionale. Toutefois, cette victoire pourrait se révéler complètement inutile si les Philippines refusent de l’invoquer et accèdent à la demande chinoise de mener des négociations bilatérales sur la question. Le rapprochement engagé par le président Duterte avec la Chine pourrait très bien être la brèche attendue par la Chine pour entamer des négociations bilatérales avec chacun des acteurs, et asseoir son contrôle sur les Spratlys, les Paracels et le sous-sol de la mer de Chine méridionale.


Finalement, au-delà des questions en lien avec les droits humains et du seul conflit en mer de Chine méridionale, un basculement de la politique extérieure philippine vers la Chine impliquerait la perte d’un allié d’importance pour les États-Unis en Asie du Sud-est, allié que s’était montré jusqu’à récemment un frein plutôt efficace à l’expansionnisme chinois. Toutefois, une interrogation non négligeable demeure : comment Rodrigo Duterte se comportera face à un vis-à-vis américain qui lui ressemble en tous points? Donald Trump pourrait alors, par le seul effet de son style, préserver les intérêts américains en mer de Chine.


  1. Notons toutefois que ces chiffres sont à interpréter avec prudence, aucune donnée officielle n’étant disponibles pour l’époque et les partisans et opposants du président étant très actifs sur la toile.

  2. Reuters.

  3. The Atlantic.

  4. Al-Jazeera, traduction libre.

  5. Pew Research Center, Opinion of the United States, 2015

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