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Simon Dufour

L'art de réfléchir, épisode 5 - Accepter la critique...



Rappelons que Pierre Rabhi est l’auteur, entrepreneur, agriculteur autosuffisant et homme public qui constitue l’exemple de courage philosophique de cette série d’articles. Évidemment, il s’agit d’un exemple parmi tant d’autres. Cet homme, s’étant volontairement réinstallé en marge de la société urbaine, en campagne communautaire française et avec sa famille, est en position de détachement philosophique par rapport à la tornade de consommation moderne. Faisant preuve d’un courage philosophique colossal, l’auteur dresse un portrait critique de notre société de surconsommation et concrétise ses idées à travers diverses entreprises socioéconomiques (voir son histoire dans l’épisode 4). Rabhi propose aussi une solution philosophique pour compléter ses critiques de la modernité : la « sobriété heureuse », système complexe qui sera abordé dans le prochain épisode. Pour bien comprendre la sobriété heureuse et le changement humain qu’elle implique, abordons en détail certaines failles fondamentales du système humain moderne. C’est en réaction à ces failles de la modernité, à cet état dégradé des relations que les humains entretiennent entre eux et avec la nature, que les trois critiques suivantes se construisent. C’est le moment de faire preuve d’ouverture d’esprit et d'accepter la critique, collectivement...


1) Le cercle vicieux de l’immodération

La première critique formulée est l’immodération matérielle malsaine qu’engendre la modernité. L’adjectif matériel s’oppose ici à intellectuel. Cette immodération serait un moyen de dépasser la banalité du quotidien, un stimulant parmi tant d’autres. Cette surconsommation bénéficie sans doute aux grandes compagnies de ce monde qui génèrent des profits à chaque fois que nous surconsommons leurs matérialités. Toutefois, dans notre monde d’immodération occidentale, le champ de désirs est toujours renouvelé, inassouvi et surtout concurrentiel : à qui la bagnole importée ou les plus grands restaurants? À qui le plus de « likes » sur les réseaux sociaux ou les multiples conquêtes sexuelles? À qui le plus rond salaire? L’essentiel de cette dynamique est de susciter l’envie de ses semblables par l’apparence que l’on offre; c’est en quelque sorte un jeu de pouvoir, une démonstration de puissance. Toutefois, « il est parfois des désirs inaccessibles, faute de moyens nécessaires pour les combler. Cela peut engendrer la frustration, mais peut aussi puissamment stimuler la volonté de les acquérir, ce qui bénéficie à la dynamique de l’immodération. » Ce culte du superficiel aliène les individus et leur philein-sophia au profit d’un individualisme compétitif et aveugle, vide de tout échange et d’empathie.


En réponse à cette immodération, Rabhi indique qu’« […] un esprit de modération, [de sobriété], peut triompher de l’envie et instaurer en nous-mêmes un bien-être profond, que l’objet de notre convoitise ne peut nous offrir. » À ce sujet, rappelez-vous de la vertu morale de tempérance (épisode 2) qui vise à goûter pleinement les plaisirs matériels en se gardant une certaine réserve pour ne pas en devenir esclave ou dépendant. Bref, une fois à l’abri de ce jeu moderne des apparences immodérées, de cette compétition matérielle vide de sens philosophique, peut-être aurons-nous plus de temps et d’énergie à investir dans la lecture, le partage, la discussion et l’entreprise de progrès social.


2) L’aliénant rythme de vie temps-argent

La critique suivante s’adresse à la relation de l’humain moderne avec le temps. Rabhi critique les rythmes frénétiques de notre existence collective. Depuis l’industrialisation, l’Argent-Capital est roi; par le fait même, le temps est indexé sur l’argent et ce temps doit sans cesse être gagné, en dépit de notre santé et de celle de la planète. Les moyens de communication, de déplacement et de fast-food inventés pour soutenir cette société frénétique ne font que participer à l’aveuglement du citoyen moderne par rapport à son rythme de vie pathologiquement stressant. Ce rythme occidental « est une machine qui harcèle le citoyen et distille en lui une insidieuse anxiété, le tétanisant, infligeant raideur et douleur à un corps sans cesse malmené par ses désirs quotidiens : du haut au bas de la hiérarchie sociale, ce ne sont qu’êtres dont la vie est jusqu’à son terme, dévolue à la productivité. Le ratio de déchets produits par un tel système témoigne de l’irrationalité de ce qui se veut rationnel. »


Ainsi, l’être humain et notre environnement sont aliénés au profit du temps-argent, invention permettant de générer la richesse, de l’accumuler et de l’investir pour, supposément, atteindre le bonheur. Dans cette société où manque de temps, fatigue, dépression et automatisme sont omniprésents, il n’y a plus assez de temps ni d’énergie consacrés à l’appréciation et à la compréhension du monde, à l’introspection de nos propres personnes, individus tout à fait uniques. Pas plus de temps ni d’énergie pour la sensibilité artistique, pour l’amour de la Mère Nature et pour la philosophie, toutes trois de grandioses merveilles de l’existence terrestre. L’explication de cette lacune est simple : les six exemples de vertus morales précédents ne rapportent pas un sou à court terme. Elles sont donc écartées au profit du temps-argent qui défile si vite sous nos soupirs exaspérés. Produisez, accumulez et investissez pour être heureux! Tel est le mot d’ordre moderne… Ce mot d’ordre omniprésent laisse dans l’ombre notre relation intellectuelle avec nous-mêmes, avec nos êtres chers, avec le Monde, la connaissance et la nature. La raison est simple : ces vertus ne sont pas lucratives à court terme.


Ceci étant dit, je souris du coin de l’œil. En effet, ces puissantes vertus philosophiques existent. Non seulement elles existent, mais elles sont sources de véritables sentiments de bonheur interne et implacable, bonheur qui nous appartient fondamentalement, qui est inaliénable. Quant à elle, la richesse matérielle peut nous être arrachée par n’importe qui : rappelons que l’on donne 20-30-50 % de notre salaire aux impôts, sans oublier que la fraude et la manipulation sont partout, la loi du plus fort aussi, sans parler des injustices et des paradis fiscaux. Toutefois, personne ne pourra, au grand j-a-m-a-i-s, nous arracher nos idées, les fruits de nos discussions ou les vertus morales que l’on prône; personne ne pourra nous extirper l’introspection, le désir de comprendre le monde ou l’amour que nous portons; et ça mes amis, c’est le résultat de la philein-sophia individuelle. Source de bonheur dis-je? Oui, et une source inaliénable.


3) Cracher sur le passé

Rabhi termine sa critique de la société de consommation moderne en dénonçant notre ignorance des acquis antérieurs. Sans nier les avancées du monde moderne dans des domaines comme la démocratie et la médecine, l’auteur propose que « les acquis positifs, au lieu de venir enrichir les acquis antérieurs, en ont fait table rase, comme si le génie de l’humanité n’avait été avant nous qu’obscurantisme […] ». En fait, « les cultures traditionnelles, régulées par la modération qui y est une attitude naturelle et spontanée (‘’nous appartenons à la Terre’’), font place aux civilisations de l’outrance (‘’la Terre nous appartient’’). » Ces peuples autochtones, animés par un animisme spirituel, fournissent de fabuleux exemples de sobriété. Entre autres, le peuple sioux, peuple ancestral d’Amérique du Nord, lors de grandes chasses de buffles surabondants, n’en prélevait que le nombre nécessaire à la survie du groupe. « Rien des animaux sacrifiés ne doit être dilapidé, tout gaspillage étant prohibé par la morale sacrée, en tant qu’offense à la nature et aux principes qui l’animent. » Nous aurions tout à gagner à ne pas ignorer les acquis spirituels antérieurs, notamment cette harmonie animiste avec la vie. En effet, tous ont une âme qui mérite d’être écoutée et respectée, telle est une facette de la spiritualité animiste autochtone et brahmane indienne. Que gagnerions-nous à se souvenir de cela? Une paix intérieure et une fierté engendrées par la sobriété ainsi que du temps pour se reposer, pour cultiver notre esprit et notre connaissance du monde. D’autre part, nous gagnerions l’opportunité d’entrer en harmonie avec la nature et avec nos prochains, en symbiose avec nous-mêmes, avec nos actions et avec les humains, fils et filles de la Terre-Mère ayant tous une âme qui mérite d’être respectée.


D’autre part, l’Histoire est un autre acquis du passé qui est ignoré dans ce monde où l’on se croit maître et supérieur à tout. Bigot et Barreau, dans leur bouquin « Toute l’histoire du monde », expriment à merveille que « le rôle majeur d’une civilisation est de transmettre un dépôt à ses enfants, à charge pour ces derniers de contester ou de faire fructifier cet héritage ». Malheureusement, ces deux mêmes intellectuels soulignent que cette vertu de l’Histoire est bien souvent oubliée ou même méprisée : « notre modernité fabrique davantage de consommateurs-zappeurs interchangeables […] que de citoyens responsables, désireux de comprendre et de construire. […] Aujourd’hui, on voit tout de suite, en direct, mais on ne comprend rien. » Ah oui, moi ça me fait réfléchir tout ça!


***


Ces critiques sont suivies d’une réflexion optimiste et inspirante de Pierre Rabhi, nous proposant la « sobriété heureuse » comme démarche individuelle permettant à l’être humain de prospérer sainement dans son environnement. Comment? En se libérant graduellement de cette surexploitation par l’immodéré et frénétique temps-argent moderne; « [l]’observation objective des faits met en évidence la nécessité absolue d’un paradigme plaçant l’humain et la nature au cœur de nos préoccupations, ainsi que l’économie et tous nos moyens à leur service. » Nous verrons, dans le prochain épisode, comment il serait souhaitable d’articuler cette sobriété présentée comme un graduel changement humain.

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