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Simon Dufour

L'art de réfléchir, épisode 6 - Un graduel changement humain...



« La première utopie est à incarner en nous même, car la mutation sociale ne se fera pas sans le changement humain. » - Pierre Rabhi


Rappelons tout d’abord que Pierre Rabhi est l’auteur et entrepreneur qui propose trois critiques philosophiques de notre société de surconsommation moderne, observations formulées dans l’épisode précédent, soit 1) le cercle vicieux de l’immodération, 2) l’aliénant rythme de vie temps-argent et 3) le déni des acquis humains antérieurs. En réponse à ces trois critiques philosophiques de la surconsommation moderne, Rabhi propose une démarche progressiste intéressante, la « sobriété heureuse », qui consiste en « un paradigme plaçant l’humain et la nature au cœur de nos préoccupations, ainsi que l’économie et tous nos moyens à leur service. »


Paradigme et pédagogie

Au fil de cet épisode, des idées de moyens pragmatiques permettant d’atteindre ce paradigme de la sobriété heureuse seront abordées. Toutefois, une chose semble évidente à mes yeux : face à ces problématiques auxquelles est confrontée notre société moderne, les entrepreneurs de notre génération devront considérer, sans hypocrisie, qu’il est impératif de placer l’être humain, son intégrité et celle de la nature au centre de nos préoccupations. D’autre part, et plus généralement, sachons que la posture de sobriété heureuse et de protestation contre la surconsommation peut se justifier « par le besoin de contribuer à l’équité, dans un monde où surabondance et misère cohabitent. » En outre, « partant d’un art de vivre personnel, nous sommes impérativement invités à travailler à la sobriété du monde. En passant de la logique du profit à celle du vivant, il est question de changer de paradigme. » Cette utopie que l’on se doit de considérer pourrait sans doute être atteinte par la pédagogie de l’être.


L’apprentissage, tant à l’école qu’à la maison et partout ailleurs, est probablement l’un des vecteurs de progrès le plus concret. C’est cette pédagogie, en son sens le plus large, que j’aborde dans cet épisode. À cet effet, Rabhi propose que l’éducation moderne tende à être une machine « pour formater et rendre conforme » à notre société de consommation aveugle et qu’il faudrait se rediriger vers une pédagogie de l’être. En fait, aujourd’hui, c’est au profit d’une infinité de connaissances devant impérativement être acquises le plus rapidement possible (connaissance qui sera encore plus rapidement oubliée) que l’apprentissage des compétences sociales et responsables, de l’esprit critique et de l’introspection de chaque être est laissé pour compte. Les étudiants de tous âges ne sont pas exposés à une formation qui les rendra « capables de penser, de critiquer, de créer, de maîtriser leurs émotions » et, j’ajouterais, d’être autosuffisant et de produire de manière responsable. Voyons donc les fondements pragmatiques de cette pédagogie de l’être, soit la pédagogie des individus dans toute leur singularité et en symbiose avec leur environnement nourricier. Notons que ces fondements pragmatiques, lorsqu’appliqués au jour le jour, sont d’excellents exemples de vertus morales philosophiques (voir épisode 2).


1) Une satisfaction provenant de notre propre être

La pédagogie de l’être, dès le plus jeune âge, permettrait aux humains de se départir d’objets consommables vides de sens dans le but de leur permettre de redécouvrir la créativité provenant de leur être intérieur, source d’innovation, de bonheur et de partage. Cela participerait à la sobriété globale en rendant inutile la prolifération d’objets qui seraient autrement gaspillés. Un outil permettant ce bonheur par notre propre être est l’éducation à la sobriété : « la modération est source de joie, car elle rend plus accessible la satisfaction, abolissant la frustration que produit le toujours-plus, entretenue en permanence par une publicité dont les enfants devraient être protégés. » La sobriété permet aussi de renouer avec la patience qui « donne tant de saveur et de valeur. » Apprendre à se satisfaire de moins, de peu, de sa créativité et des joies immatérielles de la vie comme l’amour, le partage culturel et les beautés de la nature sont des moyens de développer une satisfaction par son propre être. Dans cette même ligne d’idées, afin de permettre cette redécouverte de la créativité individuelle, la pédagogie devra mettre en valeur la solidarité des talents uniques de chacun, en l’opposant à l’individualisme compétitif moderne qui transforme les individus en pions de la finance globalisée. Abordons cela plus en détail.


2) La solidarité des talents de tous les êtres d’une communauté

La pédagogie de l’être vise aussi à aider chaque jeune à « révéler sa personnalité unique, ses talents propres, pour répondre à la vocation que lui inspire sa présence au monde et à la société. » C’est ainsi que la puissance de la solidarité sera mise en valeur chez la jeunesse en leur permettant de découvrir l’efficacité et la joie de la complémentarité de leurs compétences diverses. L’intelligence pratique et concrète de chacun devrait être mise en valeur au profit de tous afin que les jeunes commencent à créer et produire des richesses dès leur plus jeune âge, le tout en apprenant à respecter tant la production de leurs pairs que les ressources qu’ils utilisent et l’environnement dans lequel ils vivent. Ceci permettrait de démarrer les rouages d’une économie de production locale et responsable, posture de déni des multinationales immorales et destructrices. En effet, la pédagogie de l’être s’engage à prioriser l’écosystème social par le respect des compétences concrètes de chacun ainsi que l’écosystème naturel, source de nos vies communes et toute notre production. Il s’agit donc d’une protestation contre l’individualisme moderne, d’un combat contre le « climat de compétition qui donne à l’enfant l’impression que le monde est une arène […] produisant l’angoisse d’échouer au détriment de l’enthousiasme d’apprendre. »


3) Le féminisme de nos êtres

Pour que cette solidarité des talents fonctionne et que l’économie de production locale et responsable soit érigée, aucune ségrégation ne devrait être perceptible dans la pédagogie. En effet, la complémentarité des compétences de chacun implique que tous, femmes et hommes, soient interpellés à s’impliquer et à produire : toute idée, création et production se doit d’être respectée, peu importe qu’elle provienne d’un homme ou d’une femme; il s’agit d’une condition fondamentale pour atteindre la solidarité des talents et sortir de l’obscur individualisme moderne.


D’autre part, constatant, de par une réalité historique désuète, « la subordination du féminin à un monde masculin outrancier et violent […] il nous faut rendre hommage aux femmes, gardiennes de la vie, et écouter le féminin qui existe en chacun d’entre nous. » Ce féminisme de nos êtres est un vecteur de solidarité et de progrès que l’on se doit de mettre en place. Comme le dit si bien Chimamanda N. Adichie, écrivaine nigériane, dans son essai Nous sommes tous des féministes, « je considère comme féministe un homme ou une femme qui dit, oui, la question du genre telle qu’elle existe aujourd’hui pose problème et nous devons le régler ». Pour se faire, elle indique que nous devons élever nos filles autrement, que nous devons élever nos fils autrement : « La virilité est une cage exiguë, rigide, et nous y enfermons les garçons. Nous apprenons aux garçons à redouter la peur, la faiblesse, la vulnérabilité. Nous leur apprenons à dissimuler leur vrai moi, car ils sont obligés d’être, dans le parler nigérian, des hommes durs. » Ainsi, elle conclut : « j’aimerais aujourd’hui que nous nous mettions à rêver à un monde où les hommes et les femmes seront plus heureux et plus honnêtes envers eux-mêmes. » C’est cela que la pédagogie de l’être doit dire à ses enfants.


4) La gratitude envers la nature, berceau de nos êtres

Finalement, cette éducation de l’être devrait prioriser la prise de conscience que chaque individu est le fruit de la nature, que cette nature existe malgré le fait que les villes nous en isolent et que nous sommes symbiotiques à cette nature. Cette prise de conscience est indispensable pour que la jeunesse commence à agir concrètement en faveur de son environnement, en honorant ses merveilles, notamment par des initiatives locales d’économie verte et responsable. Pour engendrer cette prise de conscience impérative de toute une génération, « les établissements éducatifs devraient tous proposer de la terre à cultiver […] Des jardins biologiques permettraient de faire l’expérience tangible des lois intangibles du vivant : la fécondité de la terre, sa générosité à nous offrir les éléments qui nous font vivre. » Aussi, la pédagogie se doit de prioriser le contact entre les jeunes et la forêt, les lacs afin de les laisser s’émerveiller face aux magies du vivant et leur permettre de s’y sentir liés pour le reste de leurs vies. La reconnaissance de la nature et la gratitude envers sa paix constituent l’intelligence de demain.


***

Certes, il est important de se demander « quelle planète laisserons-nous à nos enfants? »Toutefois, le message de cet article est le suivant : quels enfants laisserons-nous à notre planète? Eh bien… Vive l’éducation et ses progrès, j’ose croire! Cette réflexion conclut bel et bien cette série, L’art de réfléchir. Tous les épisodes sont disponibles en ligne sur le site du Pigeon Dissident. À cet effet, je transmets mes chaleureux remerciements au comité exécutif du journal!

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