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Dardia Joseph, directrice hiver 2020

Je me souviendrai


Illustration par Béatrice Eng

« Je me souviens ». La devise de la Belle Province n’a que trois mots, mais l’historien Thomas Chapais avait raison de dire que dans leur simple laconisme se trouve le plus éloquent des discours. Évocateur d’un passé riche, mais complexe, ces trois mots seront appelés à revêtir une nouvelle signification, à l’aune des jours à venir. Car lorsque le pire sera derrière nous, il restera encore un choix à faire : celui de se souvenir. Mais de quoi exactement ? Du latin memoria, la mémoire est la faculté qui permet de conserver les échos de notre passé. Elle fige l’éphémère et conserve l’empreinte de nos souvenirs. Individuelle autant que collective, elle s’inscrit dans notre chair et se grave dans nos esprits. Elle est la gardienne de nos fugaces moments d’existence. Elle peut s’opposer à l’histoire écrite et remonter du tréfonds des âges. Parfois, pour ne pas en perdre des fragments, il faut se faire violence tandis que d’autre fois, au hasard d’un détour, un rien suffit à nous faire replonger dans nos souvenirs d’antan. Dans nos sociétés contemporaines, sa place n’est pas anodine. Ainsi, tel que nous l’explique le philosophe Emmanuel Kattan, l’espace politique est un théâtre où s’affrontent des mémoires rivales ainsi qu’une zone de conflit où se confrontent des mémoires nationales qui ne savent que faire de leur passé. Mais pour moi, la mémoire, en plus d’être une arme que l’on peut instrumentaliser, est aussi un effort que l’on peut consciemment fournir. Ces derniers jours, je me suis donc surprise à dresser une liste des choses dont je voulais me souvenir. J’ai souhaité les écrire pour être à même de mieux les retenir. Je veux maintenant les partager dans l’espoir un peu naïf que cela permettra de moins vite les oublier. Colosse aux pieds d’argile Je veux me souvenir de l’arrière-goût de l’état d’urgence. Sa fluidité, son indétermination et son manque de limites. Je veux garder en mémoire le sentiment que l’on ressent lorsque, devant le péril imminent, se ploient nos libertés individuelles au nom de la sauvegarde de l’intérêt collectif. Au nom du pays, de la nation et de l’humanité. Je veux pour toujours me remémorer que si on sait comment débute les régimes d’exception, nul ne connait précisément l’heure qui sonne le glas de leur fin. Ils naissent de circonstances imprévisibles, et j’imagine qu’ils disparaissent de manière discrétionnaire lorsque les dieux du moment jugent bon d’y mettre fin. Qui sait ?

J’aimerais ne pas oublier comment nous sommes à la merci d’une information parcellaire que l’on nous donne au compte-gouttes. La transparence complète étant un luxe que le gouvernement n’a pas jugé bon de se permettre. Je veux me rappeler de la vitesse à laquelle nous pouvons être réduits à l’impuissance et de ce que nous consentons à abdiquer en faveur des autorités en qui nous plaçons notre confiance. Ainsi, en sus des pouvoirs considérables qui lui sont conférés par l’article 123 de la Loi sur la santé publique, notre gouvernement peut ordonner sans formalités et sans délai toutes autres mesures nécessaires pour protéger la santé de la population. Dans ces circonstances, que valent nos chartes des droits et nos libertés fondamentales? Que valent tous ces remparts que nous avons érigés face à la tyrannie de l’arbitraire ? Cet état d’urgence se situe-t-il à l’intérieur de notre fragile état de droit ou est-il un espace parallèle évoluant hors des balises de celui-ci ? Honnêtement, la seule chose que je sais, c’est que je ne sais plus rien.


Se tenir debout L’autre jour, m’a sœur m’a demandé ce qui se passait présentement à Wet'suwet'en. Je promets de me souvenir de la nonchalance avec laquelle je lui ai répondu que je n’en avais aucune idée. Vous voyez, il est si facile d’oublier que les luttes n’existent pas uniquement lorsqu’elles font la première page de notre actualité. Qu’il pleuve ou qu’il tonne ; que vont ou que viennent les sensibilités collectives – et même lorsque les projecteurs s’éteignent – il y aura toujours des êtres humains pour faire de leur existence une ode à la résistance. Alors voilà. Je me souviendrai des sacrifices auxquels tant ont consenti. Je me souviendrai que les passeports ont des valeurs géométrie variable et que la chaleur des discours mondialistes se refroidit le temps de les dire. Je me souviendrai des citoyens de seconde zone et de la noblesse des métiers manuels. Je me souviendrai que, face à la crise, le gouvernement québécois a, entres autres, demandé aux travailleurs diplômés à l’étranger –ceux-là même à qui on refuse trop souvent les équivalences qui leur permettraient de pratiquer leur profession – de venir soutenir le réseau. Je n’oublierai pas qu’avant même cet appel, ils étaient des milliers à se porter volontaires « sans aucune attente salariale pour donner du répit aux personnes qui se trouvent en ligne de front pendant ces temps de crise ». D’ailleurs, aucune bonhommie ne me fera oublier qu’il y a quelques mois, le dialogue national québécois, c’était de savoir si un être humain compétent, adonnant être voilée, pouvait, oui non, contribuer au réseau de la santé et de l’éducation nationale… Plus que de la solidarité C’est en parcourant les commentaires d’une chronique du Devoir que je suis tombée sur cette citation de Comte-Sponville sur la différence entre la solidarité et la générosité. Il disait que : « faire preuve de générosité, c’est agir en faveur de quelqu’un dont on ne partage pas les intérêts ». C’est donc faire le bien sans contrepartie, voire, à nos dépens. Tandis que « faire preuve de solidarité à l’inverse c’est agir en faveur de quelqu’un dont on partage les intérêts », Ce faisant, la solidarité se manifeste dans un contexte de dépendance réciproque où défendre les intérêts de l’autre revient aussi à défendre les nôtres. Ça aussi, je promets que je m’en souviendrai. À partir d’aujourd’hui, je chérirai d’autant plus les élans de charité derrière les actes qui allument, dans la nuit noire, un brasier.


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