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Ulric Caron

Dérober le feu


La justice élève sa voix, mais elle a peine à se faire entendre dans le tumulte des passions. — Montesquieu

Malgré que des vents froids se lèvent et écorchent les quelques arbres de la Place Laurentienne, la Faculté de droit, elle, bouillonne. À l’approche des examens, la bibliothèque gonfle et les livres de doctrine deviennent des territoires de coloriage. C’est avec cette même fougue que de nombreux étudiants commenceront leur première tâche avec Pro Bono comme bénévole, en faveur d’un avancement vers une meilleure justice sociale.


En feuilletant les journaux le 29 septembre dernier, je suis tombé sur les déclarations de la bâtonnière du Québec qui s’inquiétait quant à la question de l’accès à la justice. Elle demandait aux intervenants politiques de régler cette crise d’ampleur nationale. Malgré une réponse qui se fait attendre du côté des libéraux, notamment dans la mise en place d’un plan d’action élaboré par la Table Justice-Québec, cette manifestation a de quoi donner un signal d’alarme de plus. Sans pour autant se concentrer uniquement sur le problème du délai, la bâtonnière s’exprimait ainsi au Devoir : « Il y a des délais ailleurs aussi. Il y a d’autres problèmes liés au système, il faut se le dire. » (1)


En effet, il faut se le dire. L’arrêt Jordan rendu par la Cour Suprême le 8 juillet dernier donne le ton aux demandes pressantes en matière d’accès à la justice. Dans cette affaire, un homme originaire de la Colombie-Britannique accusé de possession et trafic de drogue a dû faire face à des délais déraisonnables dans l’attente de son procès. La Cour Suprême a confirmé ici l’importance du droit d’être jugé dans un délai raisonnable, pour le public et l’intégrité du système. Les tribunaux iront même jusqu’à, chose rare, se prononcer de façon précise sur les délais considérés raisonnables : 18 mois en Cour provinciale et 30 mois en Cour supérieure. La Cour explique l’impact de cette décision en ces termes :

« En outre, le nouveau cadre d’analyse contribuera à faciliter un changement de culture dont on a grand besoin. En établissant des mesures propres à inciter les deux parties à accélérer le déroulement de l’instance, ce cadre vise à accroitre la responsabilisation en favorisant une approche proactive et préventive de résolution de problèmes. » (2)


Cette expression est fréquemment retenue par les médias : on veut un changement de culture. Il s’agirait d’une nouvelle façon de voir la justice et l’appareil judiciaire, en permettant aux tribunaux et aux parties de gérer le conflit de façon plus saine et raisonnable. Autre élément souvent repris dans les médias : le fait qu’il y a un problème dans le « système ».


Il y a encore beaucoup d’efforts à fournir pour arriver à redonner foi en la justice. La perception que le public pose sur l’appareil judiciaire est éloquente; 52 % des justiciables ne croient pas que les jugements rendus soient justes (3). C’est un véritable problème quand on s’y attarde : comment assumer la légitimité de l’appareil judiciaire lorsque le public n’y croit plus? N’est-ce pas justement à ceux qui subissent l’impact du juridique dans leur vie de déterminer si celui-ci est juste? De plus, il ne faut pas se le cacher, ce sont surtout les plus faibles de la société qui subissent l’impact du système de justice au quotidien.


Peut-être est-ce là où le droit semble perdre le public; le droit est un système. Il répond à des règles et à des codes précis, il possède son propre langage et son organisation est clairement définie. Pour prendre conscience de l’ampleur de cet aspect, notre situation d’étudiant illustre bien cette problématique. En effet, il s’agit souvent pour nous d’étudier le droit comme une immense machine, dont nous devons étudier méticuleusement chaque technicité, exception et principe. Très vite, nous sommes confrontés à l’immense complexité du droit, dont l’apprentissage en autodidacte, sans être impossible, serait fort probablement très complexe. Il y a donc un chemin tracé pour comprendre le droit, et, une fois dans l’apprentissage de cette matière, nous comprenons très vite sa difficulté. Pour le public, il n’est pas étonnant d’avoir le vertige devant le système judiciaire; le langage, les procédures ou même la compréhension d’une règle sont autant de barrières qui, ironiquement, les empêchent d’exercer pleinement leur droit.


Arrive alors un moment où le droit se situe à l’écart du réel. Une situation, où, en fin de compte, le droit se dissocie de la justice pour se subvenir à lui-même et à lui-même seulement. Il ne s’agit plus d’être près des gens comme des êtres sensibles, mais bien de les conformer à une règle, qui, parfois, n’est même plus équitable.

Les nombreux projets de Pro Bono permettent justement d’aller dans le sens de ce changement de culture proposé par la bâtonnière du Québec, en donnant un peu de son temps à des projets qui soutiennent un idéal de justice. Rares sont les gens qui connaissent le droit, et encore plus rares sont ceux qui transmettent ce savoir. Donner de son temps et ses connaissances à des personnes qui ont besoin d’en savoir plus sur leur droit est non seulement moral, mais aussi nécessaire en démocratie. Dans les semaines qui suivent, ce sont plusieurs bénévoles qui, à travers Montréal, conseilleront le public emprisonné dans une situation vulnérable. De clinicien à rédacteur, tous auront leur importance dans ce changement de culture.


Alors que l’automne est bien présent — les feuilles ont une couleur sanguine, le ciel s’épaissit et les examens sont déjà commencés —, il est bon de rappeler que toute cette connaissance acquise ne nous sert pas seulement à l’intérieur des salles de classe. Elles prennent leur sens auprès du public, et cette même connaissance se doit d’être partagée. Être renseigné sur le droit ne devrait pas être un privilège pour ceux qui en ont besoin, mais bien un droit, justement.

(1) Marco BÉLAIR-CIRINO, « Le Barreau appelle à des états généraux » (2016), Le Devoir, [en ligne] : http://www.ledevoir.com/societe/justice/481132/justice-le-barreau-appelle-a-des-etats-generaux (consulté le 29 septembre 2016)

(2) R. c. Jordan, 2016 CSC 27, par. 112.

(3) Québec. Ministre de la Justice. 2016. Rapport final- Enquête sur le sentiment d’accès et la perception de la justice au Québec, p.7 [en ligne] http://www.justice.gouv.qc.ca/francais/ministere/acces/sondage/RapportFinal_SondageJustice_MJQ_INFRAS_2016-ob.pdf (consulté le 4 octobre 2016)

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