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Ariane Larocque, du Comité Amnistie Internationale

Dépression majeure avec possibilité d’éclaircissements momentanés



Temps de chien, pour ne pas dire l’autre mot, de fin-janvier début-février. Dehors, avec le grésil qui te mange la face et le froid ambiant qui te mange toute énergie, tu n’as aucune idée où tu t’en vas. Et l’inévitable arrive : tu slides malencontreusement sur une plaque de glace fourbe, revoles deux mètres plus loin et atterris en plein visage. Pendant que tu tentes très habilement de te relever d’un bras, l’autre étant, dans le meilleur des cas, foulé, et dans le pire, doublement fracturé, des piétons te contournent et pressent le pas pour être bénis d’une place assise dans la 121, et des automobilistes attentionnés slaloment dans les flaques de slotch pour te forcer à prendre cette douche que tu n’as pas eu le temps de prendre la veille. Et puis vient cette personne, ce fameux bon samaritain, qui t’aide à te relever et qui sort un band-aid de sa poche (en présumant que ce genre de créatures prévoyantes d’une autre espèce existent), question de couvrir ta joue tout éraflée après avoir frotté sur le sel mal étendu par un fonctionnaire de la ville de Montréal en fin de shift. C’est certain qu’au bout de la semaine, le band-aid n’aura pas plus aidé à recoller tes morceaux que ton médecin de famille inexistant, mais le geste est là, et la petite lueur d’espoir en l’humanité aussi.


Au milieu de la tourmente politique, sapée de toute bonne humeur par la froideur de certains propos ou encore par l’imperméabilité de certains cœurs, avec les libertés publiques laissées pour mortes face contre terre, ce n’est certes pas un simple band-aid qui permettra de recoller les morceaux des droits humains à l’échelle de l’Amérique du Nord.


Le tout premier arrêt reconnaissant l’imputabilité en sol canadien d’une entreprise pour ses violations des droits humains à l’étranger (1), rendu le 26 janvier, ne fera d’ailleurs sûrement pas long feu avant d’être décollé de la plaie persistante de l’injustice, cédant sous ces autres nouvelles dévastatrices auxquelles nous sommes désormais immunisés.


Mais autant profiter du baume momentané qu’il procure, ne serait-ce que quelques minutes, quitte à retourner à notre stade d’engourdissement généralisé, en attendant que le découragement national fonde en même temps que la glace au printemps.


***


Le 27 avril 2013, au Guatemala, des gardes de sécurité employés par Tahoe Resources, une minière canadienne, ouvrent le feu pendant une manifestation pacifique contre l’exploitation de la mine Escobal, entièrement détenue par ladite compagnie. Les sept miniers blessés par l’attaque intentent alors une action en dommages devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, Tahoe étant enregistrée dans la province et la majorité de ses administrateurs, responsables de la supervision des opérations de sécurité et des relations communautaires au Guatemala, y ayant domicile. La compagnie, dans un accès d’humilité, reconnaît la compétence de la Cour, mais lui demande d’exercer sa discrétion et de déclarer le système judiciaire guatémaltèque mieux placé pour entendre le dossier.


Ô surprise, la juge de première instance estime que les demandeurs peuvent obtenir un procès équitable au Guatemala et rejette l’action en s’appuyant sur le principe du forum non conveniens. (Jouons-la franc-jeu : je n’ai aucune idée de ce que ça mange en hiver, un forum non conveniens. Peut-être est-ce juste au-dessus du esjudem generis dans la chaîne alimentaire?). Or, ce même postulat empêche en pratique les victimes étrangères de saisir les cours canadiennes pour les abus commis par des entreprises nationales, puisqu’il permet à nos tribunaux, dans certaines circonstances, d’écarter une poursuite au profit d’une juridiction étrangère. Blanchissant, par le fait même, les sociétés d’un examen de leurs opérations outremer (qui sont de toute façon plus immaculées que l’Immaculée Conception elle-même, cela va sans dire).


Le jugement étant porté en appel, une soudaine volte-face jurisprudentielle s’y opère : pour des motifs unanimes rendus par la juge Garson, la Cour d’appel renverse la décision, tranchant que le Guatemala n’est pas le forum préférable pour entendre le procès. Ce dernier sera donc entendu en Colombie-Britannique.


La juge Garson retient d’abord de nouvelles preuves à l’effet qu’Alberto Rotondo, l’ancien chef de la sécurité chez Tahoe qui avait donné l’ordre de tirer sur les manifestants, s’est enfui au Pérou pour échapper aux accusations criminelles pesant contre lui. Comme il fait actuellement face à l’extradition vers le Guatemala, ses victimes pourraient attendre sa comparution pendant des années à cause de la lenteur du processus.


La Cour conclut aussi que la juge de première instance a erré à plusieurs reprises, notamment en ne tenant pas compte du déséquilibre inhérent aux poursuites internationales en matière de violations des droits de l’homme par de puissantes corporations. En l’espèce, cette disproportion de ressources a pour effet d’opposer l'une des compagnies minières les plus puissantes du pays à une poignée de fermiers sous le seuil de la pauvreté. Exit David contre Goliath : la comparaison appropriée serait plutôt celle de Gozdilla contre le criquet dans Mulan, les deux n’évoluant pas dans le même monde, et l’un étant armé d’un souffle radioactif destructeur, alors que l’autre, de sa chance. Fair enough.


Dans cette optique (et dans un discours plus terre à terre), la juge Garson soulève ainsi « qu’il existe un risque mesurable que les appelants aient de la difficulté à obtenir un procès équitable contre une puissante multinationale dont les intérêts au Guatemala sont alignés avec ceux de l’État guatémaltèque ». Elle reproche également à la juge du procès d’avoir omis de considérer « l’environnement hautement politisé entourant l’accord du Gouvernement en faveur d’une exploitation minière propriété d’une entreprise étrangère » lorsqu’elle a évalué la preuve relative à la corruption systémique dans les institutions judiciaires guatémaltèques (2).


Enfin, la Cour rejette le test proposé par la juge pour évaluer les risques d’iniquité dans une juridiction étrangère, soit la « capacité du tribunal étranger à rendre justice », le remplaçant par un autre au seuil d’équité beaucoup plus exigeant, à savoir « s’il existe un réel danger d’être victime d’un processus inéquitable devant une cour étrangère. » (3)


***


Cet arrêt, loin d’offrir la clé du secret de la Caramilk ou de la tout aussi secrète (ir)responsabilité sociale des multinationales, rompt néanmoins avec le traditionnel réflexe étatique de l’autruche qui s’enfouit la tête dans le sable (ou dans les billets de banque, de manière moins imagée), posant alors la première pierre pour paver la voie à une réelle imputabilité des magnats occidentaux pour les allégations de violations de droits de l’homme à l’étranger (4).


Finalement, ce ne sera pas l’équipe Trudeau qui aura amélioré l’accessibilité à la justice, malgré sa promesse électorale d’instaurer un poste d’ombudsman pour le secteur minier investi du pouvoir d’enquêter de façon indépendante et de faire des recommandations aux entreprises et à Ottawa. Pour ce qui est des promesses libérales, avouons que c’est plutôt une de retrouvée, dix de perdues.


Comme quoi lorsque nos chefs d’État démocratiquement (et discutablement) élus tournent le dos à leurs belles paroles pour faire face à la caméra dans de photogéniques selfies, ou qu’au contraire leurs 140 caractères en trop se concrétisent en d’inchiffrables répercussions, lorsqu’ils gouvernent leur pays comme ils gouvernent leur compte Twitter, alors seulement pouvons-nous apprécier cet autre « gouvernement des juges ».


Merci donc à ces quelques Mr. et Madame Justice qui, plutôt que de s’en draper, savent redonner son sens au grand J de leur titre.


(1) Garcia v. Tahoe Resources Inc., 2017 BCCA 39

(2) Centre canadien pour la justice internationale, Dans un jugement d’importance majeure, la Cour d’appel de la ColombieBritannique ouvre la voie à un procès intenté par des Guatémaltèques contre une compagnie minière vancouvéroise, http://www.ccij.ca/fr/news/cour-dappel-de-la-colombie-britannique/

(3) Id.

(4) Amnistie Internationale, Une décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique : une percée vers l imputabilité des entreprises en matière de droits humains, https://amnistie.ca/sinformer/communiques/local/2017/canada/une-decision-cour-dappel-colombie-britannique-une-percee

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