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Rosalie Jetté

Le Canada, une protection des droits aux frontières bien étanches

Voici une interrogation rapide pour tous : Khadr, Arar, Almalki, Elmaati et Nurredin, qu’ont-ils tous en commun ?


Serait-ce (A) qu’ils ont tous été emprisonnés dans des conditions insoutenables ? (B) qu’ils ont tous survécu à la torture ? (C) qu’ils sont tous citoyens canadiens ? Ou encore (D), que leurs détentions et/ou leurs mauvais traitements ont tous été engendrés (directement ou indirectement) par des actes posés par les autorités canadiennes ? C’était une question piège. La bonne case à cocher c’était « E », toutes ces réponses.


Ce genre de cas où des citoyens canadiens subissent l’enfer à l’étranger en raison d’actes posés par des représentants officiels de notre État sont de plus en plus fréquents, et de plus en plus inquiétants. Ils nous obligent alors à nous montrer vigilants en revoyant les standards de conduite exigés pour nos autorités à l’étranger et à nous poser des questions quant à l’applicabilité de nos lois sur leurs actions en dehors des frontières canadiennes. En effet, le contexte mondial fait en sorte que la portée extraterritoriale de nos lois (lire ici : de notre Charte) représente une question qui revêt une forte pertinence actuelle.

La Charte canadienne à l’étranger s’applique-t-elle, OUI ou NON ?


Oui, mais en de rares occasions. Voici pourquoi :


En 2007, le juge Lebel analyse le droit international coutumier dans Hape [1] et en dégage certains principes : la souveraineté territoriale, l’égalité des nations et la courtoisie, en y incluant la non-ingérence. Ce sont ces principes qui lui permettent de conclure que la Charte pourra s’appliquer à l’extérieur du territoire seulement s’il y a une violation du droit international ou si l’autre état y consent explicitement, c’est-à-dire qu’il faut que l’État consente spécifiquement et explicitement à ce que la Charte des droits du Canada s’applique aux autorités canadiennes sur leur territoire. Une demande exigeante faisant en sorte que l’exception de consentement n’en devient que bien peu envisageable au niveau pratique. Or, ce n’est pas tout. Les arrêts Khadr [2] et Amnistie Internationale [3] renchérissent sur ce qui a été établi dans Hape en ajoutant que pour que l’exception de violation du droit international s’applique, il faut que le demandeur ait un lien fort et suffisant avec le Canada. Le modèle canadien d’extraterritorialité des lois est donc passé d’une base de juridiction se fondant sur la nationalité de ses agents à une qui trouve sa légitimité dans les règles de droit international et la nationalité des accusés. Il va sans dire que ce rapide survol impose une sérieuse réflexion.


Incohérences et anomalies


La grande problématique, c’est que notre modèle actuel est assorti de quelques petites (lire ici : majeures) incohérences.


D’abord, l’interprétation et l’utilisation du principe de courtoisie internationale dans Hape soulèvent certaines problématiques. En effet, en réutilisant le raisonnement énoncé dans l’Affaire du Lotus [4], le juge Lebel crée la première incohérence du modèle canadien. De façon succincte (pour ceux qui n’ont pas encore eu l’immense plaisir de suivre leur cours de droit international public), le raisonnement dans l’Affaire du Lotus était qu’un État peut exécuter sa compétence normative (l’application) tant qu’il n’y a pas de règles prohibitives qui ne le lui interdisent. Or, il ne peut pas mettre en œuvre sa compétence d’exécution, à moins qu’il n’y ait de règles permissives à cet égard. Ce que le juge Lebel énonce représente en fait une application désordonnée du raisonnement du Lotus par l’exigence d’une permission de l’État étranger de faire exécuter sa compétence normative.


De façon additionnelle, l’article 24 se retrouve dans la Charte sous le titre « Recours », ce qui est traduit en anglais par « Enforcement » et dont le sous-titre est « Enforcement of guaranteed rights and freedoms ». Tel que susmentionné, la différence entre l’application et l’exécution est capitale puisqu’elle dicte ce qui est possible de faire ou non. Considérant que l’interdiction du droit international est de procéder à l’exécution des lois sur le territoire de l’État étranger sans son consentement, c’est l’exécution et donc « l’enforcement » qui est prohibé. Or, l’exécution au sens de la Charte étant la réparation, elle ne se fera jamais en territoire étranger puisque le recours judiciaire sera pris au Canada.


Poursuivant avec nos petites incohérences, une rapide lecture du libellé de l’article 32 de la Charte canadienne des droits et libertés nous permet de déceler une autre contradiction. En effet, la Charte s’applique aux autorités canadiennes et non pas aux individus, comme le laisse croire l’arrêt Amnistie internationale où la juge Desjardins qualifie cette analyse textuelle de l’article 32 de nouvelle façon d’interpréter le droit. Cette « nouvelle façon » n’est en aucun cas une innovation, il s’agit simplement d’une interprétation juste du texte de la disposition. Évidemment, croire que la Charte s’applique aux individus, c’est-à-dire aux prisonniers afghans dans ce cas, permet de conclure en toute logique que le fondement factuel de l’arrêt Khadr est diamétralement différent, puisque ces prisonniers afghans n’ont pas de liens tangibles avec le Canada. Pourquoi leur donnerait-on alors droit aux garanties de la Charte canadienne ? Un tel raisonnement permet de justifier l’exigence d’une preuve d’un lien entre le détenu et le Canada. Or, puisque les prisonniers afghans ne sont pas les assujettis de la Charte, mais plutôt les bénéficiaires, on ne peut soutenir l’argument que la Charte ne « s’applique pas » à eux et que ceux-ci ne sont pas protégés. Il s’agit d’un syllogisme juridique erroné.


Du changement s’il vous plait


Le renversement de Hape est donc bel et bien souhaitable afin de laisser la place à un modèle qui représenterait davantage les valeurs que prône le système juridique canadien. À titre d’illustration, une des multiples valeurs inhérentes au Canada est sans hésitation la notion d’équité. Les actions posées par les autorités, qu’elles soient effectuées à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de l’assise spatiale souveraine de l’État, sont les mêmes. Quels seraient donc les motifs pour faire une différenciation dans les méthodes que les autorités doivent utiliser dans leurs actions étatiques ? Le Canada est une démocratie qui possède une réputation prestigieuse sur la scène internationale quant au respect des droits fondamentaux, l’arrêt Khadr discuté précédemment constituant d’ailleurs une tache récente mais notoire au dossier canadien. Le Canada ne peut tolérer de rester dans un modèle qui constitue une licence pour les fonctionnaires canadiens de violer les droits, sachant que leurs actions ne leur seront pas reprochées. Une révision du modèle d’extraterritorialité des lois est donc tout avisée. Il est en effet grand temps de nous diriger vers un modèle qui permet d’agir à l’international de façon responsable, c’est-à-dire en offrant une protection des droits fondamentaux aux individus lorsque nécessaire, où qu’ils soient et qui qu’ils soient.

[1] R. c. Hape, [2007] 2 S.C.R.292

[2] Canada (Justice) c. Khadr, [2008] 2 R.C.S 125

[3] Amnistie internationale Canada c. Canada, 2008 C.A.F. 401

[4] L’Affaire du “Lotus” (1927), C.P.J.I. sér. A, no 10

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