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Anne-Frédérique Perron, du Comité Droit autochtone

Cap sur la Commission Viens : rencontre avec le procureur en chef, Me Christian Leblanc



En octobre 2015, le Québec traverse une période de crise lorsque des femmes autochtones dénoncent publiquement des policiers de la ville de Val-D’Or. Selon ces femmes, lesdits policiers auraient commis des violences et agressions sexuelles envers elles. À la suite de ces évènements, la commission Viens est mise sur pied afin d’enquêter sur les relations entre les Autochtones du Québec et six services publics de la province : les services policiers, les services correctionnels, les services de justice, les services de santé, les services sociaux ainsi que les services de protection de la jeunesse. L’une des membres du Comité Droit Autochtone a eu le privilège de s’entretenir avec Me Christian Leblanc, procureur en chef de la commission.

Un casse-tête à résoudre


Me Leblanc compare la commission Viens à un casse-tête. Selon lui, la commission est un forum global, un point de convergence d’une panoplie de gens qui ont des choses à dire et qui possèdent tous un morceau du casse-tête dans leur poche. Les audiences tenues par la commission permettent donc à des individus de mettre sur la table les morceaux qu’ils détiennent afin de pouvoir les rassembler au même moment avec des experts et des avocats au cours d’une enquête publique. Au fil des témoignages, une image apparaît via les pièces du casse-tête qui se positionnent, révélant de ce fait un portrait global de la situation. À cet effet, Me Leblanc rappelle l’importance d’analyser les deux côtés de la médaille durant les témoignages tout en observant continuellement comment les services sont donnés et également perçus : « Une manière de faire peut être discriminatoire sans avoir nécessairement pour but de discriminer [...] il ne faut donc pas juste s’attarder à la manière dont un professionnel donne un service, mais il faut regarder comment l’Autochtone a perçu le service, comment il s’est senti… ». Les témoignages peuvent aussi mener vers de nouvelles pistes de réflexion pour Me Leblanc et son équipe. À titre d’exemple, un cas où un professionnel d’expérience fait des commentaires désobligeants envers la clientèle autochtone pourrait permettre de constater un problème au niveau du service offert. De plus, il est possible de pousser davantage la réflexion et de se demander s’il n’y a pas un problème encore plus important au niveau de l’organisation dans laquelle le professionnel œuvre. Effectivement, pour que l’expression d’une certaine forme de racisme envers la clientèle autochtone ne suscite aucune réaction de la part des autres employés, on peut déduire que ce n’est pas la première fois qu’un commentaire du genre se fait entendre. Il y a matière à s’interroger pour savoir s’il y a une forme de tolérance dans le milieu. Ainsi, de nouvelles questions émergent. Qu’est-ce que l’organisation a mis en place comme outils pour éviter la discrimination, voire le racisme ? Quelles formations sont offertes aux professionnels pour déboulonner les mythes ? Est-ce que la sensibilisation face à la réalité autochtone fait partie de la formation continue ? Si l’on examine d’autres milieux, on peut également se demander ce qu’offrent les programmes collégiaux ou universitaires qui mènent à un emploi dans un service public, et ce, dans le but de sensibiliser les futurs praticiens à l’importance de donner un service dans un environnement culturellement sécuritaire. On peut également enquêter sur ce que font ces mêmes programmes d’études pour mener leurs étudiants à mieux comprendre la réalité autochtone. La commission tente de trouver ces réponses en posant des questions générales durant les témoignages.


Me Leblanc rappelle que la commission est aussi un point de convergence de bonnes idées afin que d’autres puissent s’en inspirer. Par exemple, le témoignage de l’ancien chef de la police de Saskatoon, Clive Lee Weighill, a fait état de pratiques qui ont permis de rebâtir un lien de confiance entre les policiers et les Autochtones de la ville au cours des dernières années. Le chef de police a, entre autres, multiplié les rencontres avec les chefs autochtones du territoire, et ce, même en l’absence de crises. Selon Me Leblanc, c’est une mesure simple, mais très efficace, qui soutient l’importance d’un rapprochement entre les communautés autochtones et allochtones dans l’élimination de préjugés.


Les particularités de la commission


Me Leblanc insiste sur le fait que le terme « réconciliation » dans le titre est fondamental puisqu’il fait partie du mandat. Cette commission se doit d’exister dans un cadre qui diffère d’autres commissions, comme la commission Charbonneau : « La Commission Charbonneau existait dans un contexte très particulier qui se rapprochait beaucoup du droit criminel […] La Commission Viens est dans une situation totalement différente […] il s’agit davantage d’une enquête de type social ». Me Leblanc soutient que la commission nous force à nous regarder dans le miroir en tant que société. Il n’est pas facile de se remettre en question, mais c’est primordial de le faire. Évidemment, ce regard sur soi doit être fait non pas dans l’objectif de s’autoflageller ou de dénigrer les services publics, mais plutôt dans le but de peindre un portrait réel de la situation avec ses bons et mauvais côtés. Pour sa part, Me Leblanc soutient qu’une commission d’enquête ne doit pas être perçue comme un procès criminel : « On ne peut pas se prononcer sur la faute criminelle, pénale ou encore déontologique de quelqu’un […] La commission va recevoir les histoires ponctuelles, non dans l’objectif de déterminer si quelqu’un a été coupable d’avoir agi de cette manière-là à cette date-là, mais dans l’idée d’additionner tous les récits et d’en retirer des efférences. À mesure que des histoires sont recueillies, il y a des efférences qui ressortent. On ne fait que témoigner quelqu’un pour comprendre une situation et générer d’autres questions ».



Les « appels à l’action » pour amener le « progrès »


La finalité de l’exercice de la commission est de comprendre, de commenter et finalement de corriger les choses par des « appels à l’action », terme employé par Maître Leblanc et son équipe pour désigner leurs recommandations : « C’est le rôle de la commission de faire les bonnes recommandations qui vont nous permettre de passer à l’étape deux en tant que société québécoise. On a une équipe de plus de 20 chercheurs, d’une dizaine d’avocats et d’une quinzaine d’enquêteurs. Ils émettent la bonne recommandation ciblée pour qu’elle soit applicable concrètement et à effet durable pour régler réellement un problème. » À cela, Me Leblanc ajoute que « [l]e titre de la commission est Écoute, réconciliation et progrès ; le progrès va venir après, par les appels à l’action ». Comparativement à d’autres commissions, la commission Viens a le pouvoir de faire des recommandations en cours de route. Par ailleurs, le commissaire Jacques Viens en a déjà fait deux en octobre dernier.


Au niveau des services de justice


Comme dans tous les autres services publics auxquels s’attarde la commission, on retrouve en matière de justice des thèmes qui lui sont propres, mais aussi des thèmes transversaux comme la langue, la formation donnée aux professionnels ainsi que la sensibilité culturelle. Il faudra notamment revoir comment les services de justice sont offerts aux Autochtones et comment les adapter davantage à leur réalité. Cette réflexion se peut porter sur un plan logistique, par exemple en revoyant la manière dont les services sont offerts par la cour itinérante ou encore la façon dont les procureurs se déplacent dans les communautés autochtones. On peut pousser encore plus loin en remettant en question les fondements mêmes du système de justice :


« Tout le monde peut être de bonne foi, mais il y a des affaires dans la vie qu’on prend pour acquis et qu’on ne devrait peut-être pas finalement […]. Notre système de justice est très judéo-chrétien. Tout le concept de la punition comme outil de réhabilitation, c’est judéo-chrétien au possible. Tant qu’on n’a pas réalisé cela, on prend pour acquis que c’est le seul système qui a de la valeur et qui fonctionne […] le système de justice qu’avaient les Autochtones avant l’arrivée des Blancs était complètement dans une autre sphère ; c’est un système de rétablissement de l’équilibre, car chacun était interdépendant les uns des autres […] il faut être capable de reculer dans le temps et de voir comment les Autochtones ont vécu pendant des millénaires et comment ceci a façonné leur culture et leur manière de penser. Punir pour punir, ça ne se rattache pas du tout à la culture autochtone ».


Cette idée de repenser la structure judiciaire a déjà été réalisée à d’autres endroits au Canada, qui suivent pourtant le même Code criminel que nous : « Les cercles de paroles, les cercles de sentences, les comités de justice, c’est écrit dans le Code criminel. Il faut juste développer des choses et ne pas se limiter seulement à dire qu’on a un travailleur parajudiciaire autochtone, un agent de probation autochtone ou encore une CALAC autochtone ; il faut aller plus loin ».


Certaines communautés cries et inuites fonctionnent avec des comités de justice formés de citoyens. À la suite de l’étude des dossiers qui leur sont référés, le groupe suggère une sentence, informe le Tribunal sur différents sujets, fait des recommandations sur la réhabilitation du justiciable, collabore au processus de guérison entre le contrevenant et la victime (ou la société), coordonne des mesures extrajudiciaires, etc. De plus, le comité accepte la plupart du temps de faire un suivi de l’individu et d’en faire rapport au tribunal par la suite. Il s’agit d’une sorte d’agence de probation, outil efficace qui empêche efficacement les récidives. Ce modèle, qui favorise la réhabilitation, permet également de mettre en valeur l’importance que les autochtones accordent aux aînés : « un jeune adulte autochtone pris avec un problème de boisson qui se retrouve devant une personne âgée qui a déjà réglé ce problème il y a 20 ans, qui a vécu avec les conséquences et qui le comprend, et qui en plus vient de sa communauté et parle sa langue, ça va être plus efficace par définition qu’un agent probation non autochtone qui vient du Sud ».


La commission Viens continue ses travaux et promet beaucoup pour le Québec de demain. Comme le conclut Me Leblanc, certaines solutions observées sont gagnantes à tous les niveaux. Cette commission a le véritable potentiel de nous amener à franchir une nouvelle étape dans l’amélioration de nos rapports avec les Autochtones du Québec.


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