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Ulric Caron, du Comité Pro Bono

Prédire la justice

Pourrions-nous prédire la justice grâce aux logiciels?


On l’écoute comme une folle rumeur, et pourtant, cela est inévitable : la pratique du droit est appelée à changer. L’impulsion extatique de la technologie redéfinit l’approche de nombreuses professions, et on ne sait pas si on devrait se réjouir ou être terrifié par chaque pas fait vers le progrès.


Assez peu connu du public et bénéficiant pourtant d’un engouement mondial, un nouvel espoir pour les justiciables émerge : la justice prédictive.


Ambitieux projet, la justice prédictive, comme son nom l’indique, permettrait de prédire la justice pour un cas donné, et ce, jusqu’à l’issue du procès. Rien de moins.


Comment? Au moyen de puissants algorithmes et de recherches par ordinateur, qui permettraient de dresser, par exemple, une tendance jurisprudentielle sur un thème donné et de permettre au justiciable, en un clic, de connaître le sort qui lui serait réservé et de simuler l’issue probable du procès.


L’objectif d’une telle technologie, dans sa forme finale, serait de créer un logiciel intelligent capable de lire un grand nombre de décisions en quelques secondes pour rédiger un constat applicable à un cas spécifique.


Ultime aboutissement d’une justice rapide, peu coûteuse et d’une fiabilité dénuée de biais, la justice prédictive fait osciller l’avenir entre fantasme et critiques.


L’idée est néanmoins attrayante : plutôt que de disséquer la jurisprudence ou de patiemment lire des ouvrages de doctrines, une machine portée par le système de big data (pour simplifier au maximum, une analyse d’un immense regroupement de données) pourrait prédire les probabilités de succès ou d’échec d’un procès, de l’utilité d’une clause dans un contrat ou même de la pertinence d’un argument « X » lors d’une plaidoirie.


Ainsi, dans une juridiction désignée, la justice prédictive permettrait, grâce à la compilation de données, d’analyser des jugements et de produire un rapport indiquant les chances, par exemple, de succès d’une réclamation en dommages-intérêts lorsqu’un justiciable s’est blessé en tombant dans les escaliers d’un commerce. Ce rapport pourrait comprendre les probabilités de gagner en cour à partir des faits présentés, et quel montant il pourrait espérer obtenir, le tout au regard de la tendance qu’a le juge, personnellement, à juger ce type d’affaires. Cette technologie permettrait de donner une vue d’ensemble simple et pragmatique d’un cas judiciaire.


Fin 2017, le système français a testé ce modèle « révolutionnaire » par le logiciel Predictive dans plusieurs tribunaux et Cours d’appel ; malheureusement, l’essai ne fut pas concluant. La technologie n’étant pas poussée jusqu’à ces retranchements, cela fut jugé peu utile. Pourtant, l’intérêt est loin d’être disparu et de nombreux autres essais sont à prévoir, en France comme ailleurs. La justice prédictive a décidément de beaux jours devant elle.


Comme sa tâche même le suppose, il ne s’agit donc pas de substituer l’avocat à la machine, mais plutôt d’utiliser ces algorithmes comme outils de travail simplifiant la vie des juristes. Il s’agirait d’une aide de recherche, agissant comme une consultation dressant un portrait précis d’une situation précise. La technologie permettrait ainsi aux professionnels de délaisser les tâches répétitives pour se consacrer plutôt, par exemple, à leur relation avec le client, au bénéfice de chacun.


Cette initiative, qui provient principalement de l’effort créatif des legaltech, pourrait grandement régler les problèmes tenaces de l’accès à la justice : faciliter l’accès à l’information juridique, réduire les coûts des avocats et du système judiciaire et assurer une certaine stabilité du droit grâce à la compilation de données et de statistiques.


Malgré l’engouement, un problème se pose d’emblée : quelle valeur attribuer à la justice prédictive? La voix des machines pourrait-elle supplanter celle du juge? Ces questions se posent particulièrement dans les systèmes plus inspirés de la common law, où la place du juge dépasse celle qui lui est attribuée dans les stricts systèmes civilistes. En effet, il serait dorénavant possible pour un justiciable, en un clic, de connaître la tendance conservatrice ou libérale des décisions d’un juge face aux cas qui lui sont présentés, la moyenne des sommes ou des peines imposées, etc.


Ainsi, un justiciable qui reçoit une amende tout à fait légale, mais écartée de la moyenne de l’algorithme pour ce juge pourrait-il invoquer ces informations pour contester la décision? A fortiori, le juge serait-il lié à ses propres tendances générales ou celles de ses collègues pour un même dossier? Autant de questions qui, d’une façon ou d’une autre, seront abordées par les cours de justice dans les années à venir et qui rendront accessibles des informations autrefois transparentes pour les acteurs individuels du droit .


Il ne faut pas non plus négliger la présence de plus en plus prépondérante des recours aux modes alternatifs de résolution de conflits. Peut-être que les constats plus ou moins favorables des logiciels face à une affaire permettraient plus aisément à chaque partie de trouver un terrain d’entente réaliste et loin des tribunaux dès le début des hostilités? L’intérêt de ces rapports, par son approche uniquement statistique, permettrait peut-être à certains justiciables d’apprécier l’accord mutuel plutôt que le combat judiciaire.


L’apparition imminente de la justice prédictive pourrait donc transformer le rapport traditionnel au tribunal et au droit tel qu’il est perçu aujourd’hui. Inévitables, ces logiciels pourraient néanmoins faire resurgir un débat perdu depuis longtemps, soit celui de la place du droit dans nos sociétés et son rapport à l’humain.


De nombreuses questions sur l’avenir de notre système judiciaire s’imposeront donc. Le constat de ces logiciels lie-t-il les juges? Vaut-il mieux une justice expéditive, mais accessible et peu coûteuse, ou doit-on privilégier le rapport à l’humain dans le processus judiciaire, processus peut-être conséquemment moins accessible? L’argent économisé pourrait-il réduire les tarifs que devront payer les justiciables? Quelle confiance accorder aux machines et aux programmeurs de tels logiciels?


La sécurité juridique, grand principe du droit qui assure à tout justiciable que sa situation ne sera pas jugée par l’arbitraire, affrontera avec encore plus de force l’individualisation des peines. Ce débat éternel sera encore plus brûlant, car la justice devra déterminer comment allier l’ultime précision mathématique des logiciels juridiques à l’humain émotif et possiblement irrationnel du point de vue du droit lors d’auditions tenues devant le juge.


Pour l’accès à la justice, la technologie est une aide inespérée, qui permet, malgré toutes critiques, de penser le droit autrement.


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