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Chrystophe Letendre

L'éléphant dans la pièce

J’ai été tour à tour surpris puis soulagé de remarquer une affiche pour la fermeture des abattoirs, fièrement apposée sur la porte du bureau du professeur Alain Roy. Surpris parce qu’il s’agit de l’affirmation d’une position politique claire ; soulagé de savoir qu’un professeur l’incarne et l’assume à notre Faculté aux tendances conservatrices. « Mais comment réagissent vos collègues ? ». Si je me questionnais, c’est parce que je bien suis conscient que le débat autour des droits des animaux suscite, la plupart du temps, la dérision en société. Je vous laisse imaginer au sein du monde académique.


Un exemple de cette dérision. Revenons à l’été dernier, lorsque le professeur Roy a intenté une action en justice pour faire annuler le rodéo urbain prévu dans le cadre des festivités du 375e. Lors d’une entrevue sur les ondes de FM93, Bernard Drainville avançait que le bien-être animal semble être devenu plus préoccupant que le bien-être des êtres humains, ce à quoi Alain Roy a simplement répondu : « L’empathie n’est pas une ressource épuisable ; c’est un muscle. »


Dans la foulée du mouvement #MoiAussi, des attentats, de l’islamophobie, de la crise migratoire et écologique, entre autres choses, la thèse de Drainville est légitime. À vrai dire, elle l’est, peu importe l’actualité. La question de la pertinence du nouveau cours Éthique et droit de l’animal, offert par le professeur précité, se pose tout autant. Alors que le respect des droits humains est précaire, pour le dire simplement, le débat autour des droits des animaux peut sembler bien futile et reposer sur l’émotion plutôt que sur la rationalité. Sauf que ce serait vider la notion de droit de son sens que de souscrire à une telle position.


Gary Francione, professeur de droit aux États-Unis, a longuement et rigoureusement réfléchi à la question. Dans son dernier livre, il résume assez bien la notion de droit en proposant le raisonnement suivant :

  1. Un droit est une façon de protéger un intérêt ;

  2. Un intérêt est quelque chose que l’on préfère, désire, veut ;

  3. Avoir un intérêt protégé par un droit est de dire que cet intérêt doit être respecté même si d’autres ont avantage à ne pas le respecter. [1]


La logique se tient au regard des droits humains. Mais qu’en est-il des animaux ? Ont-ils des intérêts qui méritent d’être protégés par des droits ?


Pour répondre à cette difficile question, il faut se pencher sur la thèse de doctorat de Valéry Giroux : Contre l’exploitation animale. Un argument pour les droits fondamentaux de tous les êtres sensibles [2]. La juriste et docteure en philosophie nous rappelle le principe aristotélicien de l’égalité, sur lequel repose notre interprétation commune de la justice :

  1. Il est juste de traiter également les personnes égales ;

  2. À l’inverse, il est juste de traiter inégalement les personnes inégales ;

  3. Ces deux principes sont universellement reconnus et ne requièrent donc aucune démonstration.


Dit simplement : les cas semblables doivent être traités de manière semblable. L’autrice démontre en quelque 514 pages que les animaux ont des intérêts similaires aux nôtres (1- l’intérêt à ne pas souffrir ; 2- l’intérêt à vivre ; 3- l’intérêt à être libre) et que nous avons, par le fait même, l’obligation morale de protéger juridiquement ces intérêts à l’aide de droits fondamentaux (1- le droit de ne pas subir de douleur ou de souffrance ; 2- le droit de ne pas être tué ; 3- le droit de ne pas être exploité). C’est dangereusement résumé, mais voilà pour l’argument rationnel.


Quiconque partage sa vie avec un animal de compagnie sera vraisemblablement d’accord pour que ce dernier se voie octroyer les droits fondamentaux susmentionnés [3] : cette personne pourra témoigner de l’intérêt de son compagnon à ne pas souffrir, à vivre et à être libre. Maintenant, quelle(s) différence(s) y a-t-il entre un chien et un cochon destiné à l’abattoir ? À vous de me le dire. Des différences biologiques, certes, mais qui sont sans importance à la lumière de l’argument développé par Valéry Giroux : les intérêts demeurent les mêmes ; les droits aussi alors.


Pourtant, si on imagine facilement accorder des droits fondamentaux au chien, l’idée paraît saugrenue pour le cochon d’élevage. C’est parce qu’il reste un obstacle psychologique à surmonter collectivement : la barrière de l’espèce. Or, une discrimination basée sur l’espèce (qu’on appelle spécisme) est arbitraire et devrait être invalide en droit, au même titre que celles basées sur le sexe, la race, l’orientation sexuelle, la classe sociale et j’en passe.


Le législateur fait preuve de spécisme lorsqu’il institutionnalise une hiérarchie entre les espèces, en accordant par exemple une meilleure protection légale au chien qu’au cochon [4] – ce qui s’avère drôlement utile pour l’industrie. Notre droit est en plus anthropocentrique, en ce sens que l’égale considération des intérêts n’y est pas reproduite au chapitre des animaux pour la seule raison qu’ils appartiennent à une autre espèce que la nôtre. Il semblerait que le fait d’appartenir à l’espèce humaine nous accorde une valeur morale supérieure incontestable. Darwin nous a toutefois appris que la différence entre les autres espèces et nous en est une de degré et non de nature : nous sommes des animaux humains, mais des animaux néanmoins.


Veut-on d’un droit dans lequel s’enracinent des préjugés vieux comme le monde ? J’en préfèrerais un qui s’accorde avec la réalité.


Pensons aux avancées légales des dernières années concernant les droits des femmes, des personnes racisées, des homosexuel.le.s et autres marginalisé.e.s de l’histoire. Les animaux sont, logiquement, les prochains sur la liste. On peut parler ici de progrès moral de l’humanité. Kundera écrivait très justement : « Le véritable test moral de l’humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu’il échappe à notre regard), ce sont les relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. » [5]


Nul ne devrait rationnellement s’opposer à des avancées législatives en la matière, qui s’inscrivent somme toute dans le principal combat du droit, celui de venir en aide aux plus vulnérables. Contrairement aux autres opprimé.e.s, les animaux sont les seuls qui ne peuvent participer à leur émancipation. La tâche nous revient et le droit s’avère être un outil indispensable pour y arriver.


Mais là entrent en jeu les conflits d’intérêts inhérents à la question (comment reconnaître des droits aux animaux tout en maintenant leur exploitation lucrative ?), qui la rendent, au final, encore plus intéressante. La justice s’arrête là où commencent les lois du marché.


Purement émotionnel le débat, donc ? Mal fondé ? Futile ? Suffit d’attraper un ou deux bouquins sur le sujet pour en douter. En en lisant davantage, on comprend qu’il s’agit véritablement d’une question de justice sociale. On ne peut continuer de penser le droit en y excluant systématiquement les animaux. C’est l’éléphant dans la pièce. Qu’on me comprenne bien : il n’a jamais été et ne sera jamais question d’octroyer le droit de vote ou autres incongruités de ce genre aux membres des autres espèces. Ce serait contraire à la prémisse au cœur du débat, soit que les cas semblables doivent être traités de manières semblables.


Vous saisissez maintenant, je l’espère, la pertinence du sujet sur le plan juridique. On peut se réjouir alors du nouveau cours donné par le professeur Roy : dispensable pour le Barreau ; indispensable pour tout juriste épris.e de justice sociale.


[1] Gary FRANCIONE, Advocate for animals!, Exempla Press, 2017, p. 19

[2] Valéry GIROUX, Contre l’exploitation animale. Un argument pour les droits fondamentaux de tous les êtres sensibles. L’Âge d’Homme, Suisse, 2017.

[3] Sur le plan personnel, celui ou celle qui adhère à la thèse des droits fondamentaux des animaux aurait l’obligation morale de devenir végane, soit exclure de son alimentation tout produit d’origine animale (végétalisme) et adopter un mode de vie respectueux des êtres animaux (habillement, cosmétiques, loisirs, etc.), autant que possible en pratique.

[4] L’article 7 de la Loi sur le bien-être et la sécurité de l’animal, RLRQ, c. B-3.1 prévoit que les droits prévus aux articles 5 et 6 de la même loi ne sont pas applicables pour les animaux d’élevage, notamment.

[5] Milan KUNDERA, L’insoutenable légèreté de l’être, Gallimard, Paris, 1984, p. 365


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